La laiterie de l’Outaouais

L’histoire d’une mobilisation locale !

Par Jean Lepage

La nouvelle avait eu l’effet d’une bombe. En 2006, Gatineau perdait 24 emplois en plus de 17 distributeurs. Une fierté régionale, un pan de notre histoire, notre seule laiterie fermait ses portes au nom de la consolidation des grands groupes comme Agropur. La Laiterie Château c’était la production de 10 000 000 de litres de lait, soit 35 % de la consommation en Outaouais.

La compagnie Nutrinor, propriétaire de la Laiterie Château du secteur Buckingham, annonçait qu’elle mettait la clé sous la porte. Les déficits s’étaient accumulés au fil des années et des investissements majeurs s’imposaient à l’usine. L’arrêt des activités à l’usine était prévu pour le 31 décembre cette année-là.

Peu de temps après l’annonce, la coopérative québécoise de production du lait Agropur déposait une offre d’achat non sollicitée auprès de la Laiterie Château. 

Des rumeurs de fermeture circulaient depuis septembre. Dès les premières rumeurs, ID Gatineau (anciennement DE-CLDG) a été le premier à se manifester.

J’ai demandé à un conseiller de mon équipe de prendre en charge le projet. Il a communiqué avec Gérald Brisebois, un homme d’affaires de Mont-Laurier qui, en 1992, avait relancé avec succès sous forme de coopérative l’ancienne laiterie Bélanger, maintenant connue sous le nom de Laiterie des Trois-Vallées.

L’homme d’affaires effectuait alors des démarches pour démarrer une nouvelle laiterie en Abitibi. Nous avions réussi à le convaincre que ses chances de réussite seraient bien meilleures s’il participait à la relance d’une laiterie existante en Outaouais. Il insistait au passage sur les nombreux avantages de réembaucher la vingtaine d’ex-employés de la Laiterie Château, non seulement pour le maintien des emplois, mais aussi pour assurer une mobilisation de la population en faveur du projet de relance.

Des rencontres discrètes initiées par Gérald Brisebois et ID Gatineau ont eu lieu en présence du syndicat des employés (FTQ) et plusieurs visites d’usines se sont effectuées la nuit en compagnie de représentants du syndicat local. Des employés clés de la Laiterie des Trois-Vallées ont également été appelés en renfort dans la préparation de ce projet. Grâce à leur collaboration, nous avions une idée plus réaliste des coûts de démarrage et d’opérations liés à une entreprise de cette nature. C’est ce qui nous a permis de compléter en un temps record une première version crédible du plan d’affaires ainsi que les prévisions financières servant à appuyer ce projet de développement, puis d’entreprendre les démarches auprès de partenaires financiers potentiels.

En novembre 2006, Gérald Brisebois et ID Gatineau rencontrent des membres de la direction de Nutrinor dans le but de faire une proposition d’achat. L’entreprise montrait de l’intérêt, se disant sensible au fait qu’Agropur, après avoir fait l’acquisition dans le passé d’une laiterie au Saguenay, avait ensuite procédé à sa fermeture. Il s’agissait d’un dossier très délicat, car nous nous attaquions aux intérêts d’Agropur, un géant de ce secteur d’activités.

Au même moment, nous avions recommandé de rapidement intégrer à l’équipe un expert en matière de production et d’approvisionnement, Georges Émond à se joindre au groupe, ce dernier ayant une solide formation et une longue expérience en transformation laitière. Il deviendra par le PDG de la nouvelle laiterie.

Mise au point de la stratégie de relance

Se basant sur son expérience à la Laiterie des Trois Vallées, Gérald Brisebois avait insisté sur l’importance de mobiliser la population de Gatineau et de l’Outaouais tout entier, d’où l’idée de démarrer une coopérative. 

Mais mobiliser la population de l’Outaouais risquait aussi difficile. Plus de 50 % de sa population provient de l’extérieur de la région. Nous n’avions pas d’idée si le sentiment d’appartenance était suffisamment fort pour soutenir ce projet.

Outre le fait de stimuler l’intérêt de la population, la coopérative permettrait d’exercer une éventuelle pression auprès des détaillants alimentaires pour qu’ils accordent une place de choix aux produits de la laiterie sur leurs tablettes. 

Fort conscients que cette voie serait parsemée d’embûches, Gérald Brisebois et Georges Émond, se sont engagés à investir dans le projet.

ID Gatineau et le groupe de promoteurs ont élaboré des prévisions financières détaillées et réalistes dans le bout de convaincre des bailleurs de fonds d’investir. Des lettres d’intérêt et de commandes potentielles servait à supporter les hypothèses financières serviront à sécuriser les bailleurs de fonds. 

ID Gatineau a été la première organisation à se manifester en faisant une offre de financement de 100 000$. En contrepartie, certains éléments devaient être corrigés afin de réduire les risques du projet.

Dès lors, j’ai dégagé un conseiller de ses fonctions afin qu’il se consacre entièrement au développement du projet, notamment afin qu’il travaille sur l’approvisionnement, la distribution, le développement des marchés ainsi que le soutien au comité de relance et ce, jusqu’en mars 2007. Une autre conseillère s’est consacrée à la révision des prévisions et de la structure de financement du projet. 

Les deux conseillers ont organisé pour les promoteurs la visite de deux laiteries familiales au Québec et une rencontre avec un fabricant d’équipements de production en usines laitières.

ID Gatineau a de plus coordonné et dirigé des rencontres avec des bailleurs de fonds gouvernementaux en vue de la première ronde de financement. L’organisme a notamment approché Développement économique Canada ; le ministère de l’Économie, de l’Investissement et des Exportations; Investissement Québec; et le Fonds régional de solidarité de l’Outaouais.

Il va sans dire que l’équipe d’ID Gatineau a travaillé d’arrache-pied sur le projet de la Laiterie de l’Outaouais et ne comptait pas ses heures. Il n’était pas rare de les voir au boulot les soirs et les weekends.

Lancement officiel du plan de relance

Une première conférence de presse a eu lieu en novembre 2006 afin de présenter le projet de laiterie au grand public et pour faire connaître la stratégie de coopérative. ID Gatineau avait approché le directeur général de la Chambre de commerce de Gatineau de l’époque, ainsi que le directeur général de la Coopérative de développement régional Outaouais-Laurentides, afin qu’ils puissent participer à l’organisation de l’événement.

Le dépôt d’une offre d’achat de la part du regroupement d’investisseurs est alors annoncé, et ce, malgré la désuétude de l’usine. La nouvelle a créé un réel engouement dans la population locale. Quatre grands partenaires étaient alors impliqués : des investisseurs privés des Hautes-Laurentides et de l’Outaouais; la coopérative de travailleurs-actionnaires ; une coopérative de producteurs agricoles ; et des partenaires financiers.

Malgré tous les efforts du regroupement, c’est finalement Agropur qui a mis la main sur la Laiterie Château. ID Gatineau, les deux promoteurs et les partenaires du projet ont tout de même réussi à démontrer qu’il y avait un tel enthousiasme dans la population que le plan de relance méritait d’être poursuivi. C’est à ce moment que le projet de nouvelle usine, construite sur un tout autre site, a été mis sur la planche à dessin.

Une laiterie flambant neuve

ID Gatineau et la Conférence régionale des élus de l’Outaouais (CREO) ont soutenu financièrement plusieurs dépenses liées à la réalisation de ce nouveau projet, qu’il s’agisse de frais légaux pour élaborer les ententes ou encore des honoraires de consultants spécialisés.

Il nous fallait par ailleurs obtenir l’appui des travailleurs, des laitiers et des producteurs laitiers. La formule d’une coopérative de travailleur-investisseurs a émergé d’une longue réflexion. Puis, d’autres actionnaires privés sont venus compléter le financement requis pour la mise de fonds ou la quasi-équité de l’entreprise.

Progresser malgré l’opposition du géant de l’industrie

Au début de l’année 2007, tous les producteurs laitiers de la région ont été convoqués à une rencontre afin de les inciter à devenir membres de la nouvelle coopérative. Sur la centaine de producteurs laitiers de la région, seulement une dizaine se sont présentés à la rencontre. Le lien étroit entre les membres de la coopérative Agrodor (Outaouais) et ceux de la coopérative nationale Agropur, rendait difficile l’adhésion des producteurs laitiers de la région. Le syndicat régional de producteurs affirmait publiquement son opposition au projet puisqu’il nuisait aux intérêts du géant de l’industrie laitière.

Je me rappelle la présentation du projet dans une salle surchauffée de la laiterie. La méfiance et le désaccord se manifestaient haut et fort. « Wow ! Ce sera difficile », me dis-je.» Mais j’étais convaincu qu’il fallait continuer.

Le dossier a continué de progresser malgré la forte opposition de l’industrie, notamment grâce au travail acharné du comité de relance qui était alors formé pour mettre en place le projet de laiterie. 

Patrick Duguay de la CDROL, Maxime Pednaud-Jobin (l’ancien maire de Gatineau) et Antoine Normand (homme d’affaires et ancien président de la Chambre de commerce de Gatineau) sont graduellement devenus les visages publics du projet de relance. J’ai alors réalisé que ce projet avait pris un caractère politique et qu’il était important de laisser d’autres individus prendre les devants de la scène dans ce dossier.

Entre-temps, l’équipe d’ID Gatineau accompagnait les promoteurs dans les diverses étapes du projet et bonifiait les prévisions financières initiales afin d’approcher les partenaires gouvernementaux et privés, ainsi que les banquiers. 

Le Gala Excelor 2007

Pour mettre l’emphase sur le projet de coopérative auprès de la communauté d’affaires locale, un verre de lait a été servi à tous les invités à l’édition 2007 du Gala Excelor de la Chambre de commerce de Gatineau.

La campagne a rapidement pris de l’ampleur grâce à la création d’un site web et à l’appui des médias locaux. Les membres de la presse assistaient à chaque événement et aux conférences de presse, ce qui a permis à la population de voir évoluer le projet. En quelques semaines à peine, la coopérative a obtenu l’appui de plus de 500 membres. 

Le pré-démarrage

Il a été très difficile de convaincre certains bailleurs de fonds gouvernementaux. Plusieurs avis sectoriels du gouvernement s’opposaient à cet investissement, notamment en raison des lobbys de certains joueurs de l’industrie.

Toutefois, le Conseil des industriels laitiers du Québec (CILQ) n’était pas du même avis. Lorsque l’organisme a été informé de la position du gouvernement, plusieurs de ses membres se sont manifestés pour faire valoir les bienfaits du projet de laiterie à Gatineau.

Il y a aussi eu tout un travail de lobbying pour faire renverser la position du gouvernement. Ils ont fait valoir l’importance de l’appui populaire de toute la région en plus de l’enthousiasme des commerces locaux. Les enjeux débordaient la région, puisqu’il s’agissait de défendre les intérêts des quelques rares entreprises laitières indépendantes au Québec.

Alors que le groupe d’investisseurs s’affairait au démarrage de la nouvelle laiterie, l’équipe d’ID Gatineau a continué de travailler dans l’ombre sur plusieurs autres aspects du dossier qu’il s’agisse de la recherche de partenaires intéressés à construire un bâtiment neuf, des démarches nécessaires à l’obtention des accréditations environnementales aux paliers provincial et fédéral, les nombreuses rencontres avec les partenaires gouvernementaux potentiels ainsi que les démarches pour l’obtention du permis de construction puis, du permis d’affaires.

Mission accomplie !

Le 12 novembre 2008 avait lieu la première pelletée de terre en vue de la construction de l’usine de la Laiterie de l’Outaouais. Dix-neuf mois plus tard, soit le 16 juin 2010, l’usine ouvrait officiellement ses portes dans un bâtiment tout neuf, construit dans l’Aéroparc du secteur Gatineau. La nouvelle laiterie était, dès lors, dotée d’équipements de production haute performance.

La Laiterie de l’Outaouais, qui a initialement permis la création de 15 emplois, en compte maintenant une trentaine et plus de 800 membres de sa coopérative de consommateurs. 

Par le biais d’une formule d’investissement fort avantageuse pour les entreprises privées qui valorisent le travail et l’implication de leurs employés, les travailleurs et travailleuses de la Laiterie sont aujourd’hui actionnaires de l’entreprise. 

Le projet de la laiterie est aussi une superbe expérience de mobilisation citoyenne et de persévérance de promoteurs qui ont surmonté de multiples embûches. Ils ont été largement appuyés par ID Gatineau dès le début de l’aventure, soit pendant près de quatre ans. Il importe aussi de souligner l’implication d’individus convaincus, celle d’organismes locaux et de leurs équipes qui n’ont pas ménagé les efforts pour se joindre à l’initiative.

À ses débuts, la laiterie disposait de peu d’espaces de tablettes dans les supermarchés. Mais la mobilisation citoyenne a fait son œuvre. Des centaines de consommateurs, comme moi, n’hésitaient pas à abandonner leur panier d’épicerie plein devant le gérant du supermarché parce que le lait de la laiterie locale n’était pas disponible.

À mon avis, la mise sur pied du projet de la Laiterie de l’Outaouais a eu une incidence positive sur le développement du secteur agroalimentaire de Gatineau. En effet, de nombreux projets agroalimentaires artisanaux ou semi-industriels ont vu le jour sur le territoire de la ville depuis 2010. Plusieurs de ces entreprises ont été développées sur les bases de cette nouvelle tendance des consommateurs à favoriser les produits locaux. 

D’autres entreprises du secteur agroalimentaires ont pour leur part pris de l’expansion depuis 2010, notamment : La Trappe à fromage ; Artist-in-Residence; La Soyarie ; Fidélice ; Slush Puppie ainsi que Rochef Chocolatier.

La mobilisation en faveur du projet de la Laiterie, jumelée à un intérêt croissant des consommateurs pour l’achat de produits locaux, a permis à de nombreux gatinois et gatinoises de constater qu’une population peut avoir une influence positive sur le développement économique local.

Même s’il a contribué à allumer les premières étincelles, ID Gatineau n’aurait jamais pu y parvenir seul. Le sentiment d’appartenance était au rendez-vous, tout comme la mobilisation des leaders de la communauté et des investisseurs. Après tout, il faut tout un village pour élever un enfant. Il en va de même pour une entreprise.

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