Comment bâtir des entreprises efficaces qui durent dans le temps

Par Jean Lepage

Dans l’effervescence de la Silicon Valley, ou dans les bureaux de l’espace CDPQ à Montréal, les entrepreneurs sont incités à rêver en grand : avoir une idée de génie avec un potentiel disruptif, lever des fonds importants auprès des investisseurs, se développer rapidement et atteindre une valorisation sur papier d’un milliard de dollars.

Baignés dans les récits de «licornes» et de «gazelles» – ces rares entreprises de haute technologie à forte croissance qui font la une des journaux – de nombreux fondateurs poursuivent le rêve de lancer le prochain Hopper ou SSense, deux licornes de Montréal.

«Mais est-ce le seul rêve qui vaille la peine d’être poursuivi ?» demande le professeur Saras S. Sarasvathy, une experte sur les dimensions cognitives en entrepreneuriat et la lauréate 2022 du Prix Mondial de Recherche en Entrepreneuriat (l’équivalent du prix noble rien de moins).

Dans une école de gestion comme les HEC à Montréal, nous ne devrions pas seulement enseigner l’entrepreneuriat à forte croissance et de haute technologie. Nous devrions aussi enseigner aux étudiants comment construire une classe moyenne d’entreprises – des entreprises qui favorisent des communautés solides, créent de la valeur pour les parties prenantes, génèrent des emplois et durent suffisamment longtemps pour offrir une bonne vie à un entrepreneur.

Des entreprises telles Fabrication Delta, Souris Mini, Cuisi-N-art ou Vitrerie P. Latreille et des milliers d’autres ont construit ou sont en train de construire des entreprises de classe moyenne. Ici rien de très sorcier. Juste des entreprises efficaces qui durent dans le temps.

Aucune de ces entreprises n’a courrue après du capital de risque et aucune n’a le statut de licorne. Au lieu de cela, elles se sont concentrées sur la résolution de problèmes en construisant de belles entreprises qui contribuent à un monde meilleur.

Prenons Cuisi-n-art! Anya Baumberger est présidente de l’entreprise qui a été fondée il y a plus de 15 ans. Un investissement majeur récent, évalué à 8,6 millions de dollars, a entrainé la construction d’une installation d’une superficie totale de 48 000 pieds carrés. Avec cet investissement, l’entreprise innove dans la technologie 4.0 avec la robotisation de l’usine en plus de développer de nouvelles méthodes d’achat interactives pour les clients.

Qu’est-ce que les entreprises de classe moyenne

Dans son article, «La classe moyenne des entreprises : l’endurance en tant que variable dépendante dans l’entrepreneuriat», publié dans la revue Entrepreneurship Theory and Practice, Sarasvathy définit la catégorie comme des entreprises qui ont entre cinq et 300 employés et survivent de manière rentable pendant au moins 16 ans.

Saras S. Sarasvathy a inventé le terme «classe moyenne des entreprises» pour décrire des entreprises qui croissent et perdurent dans le temps, mais qui ne deviendront pas très grandes en taille.

Bien que les entreprises qui perdurent pendant 16 ans ou plus aient une croissance plus lente que les entreprises plus jeunes, elles emploient en réalité le plus grand nombre d’employés. Si nous voulons stimuler la création d’emplois et le développement économique, la durée dans le temps est un meilleur prédicteur que sa taille. C’est une raison pour laquelle nous devrions encourager le développement d’entreprises de classe moyenne. Et ces entreprises ont un impact social et environnemental positif sur le long terme.

Selon Sarasvathy, les formations en entrepreneurship devraient viser la création de cette classe moyenne d’entreprises plutôt que de licornes.

Elle a d’ailleurs développé à l’université Darden une «méthode entrepreneuriale» basée sur l’effectuation. Si vous n’avez pas encore entendu parler d’effectuation, il est grand temps que vous vous y intéressiez.

Cette approche permet de créer de nouvelles entreprises et de nouveaux marchés de manière plus durable.

La question est comment?

Le professeur de Darden, Saras Sarasvathy, est reconnu dans le monde entier pour sa recherche sur l’effectuation, la logique unique que les entrepreneurs experts utilisent pour construire de nouvelles entreprises et marchés.

Sarasvathy croit depuis longtemps à l’enseignement de l’entrepreneuriat devrait se faire de la même manière que nous enseignons les sciences – à tous. Nous enseignons la méthode scientifique non seulement aux scientifiques potentiels dans les collèges et universités, mais à tout le monde, dès le jeune âge, en tant qu’état d’esprit et compétence essentielle.

Mais la science n’a pas toujours été considérée comme enseignable. Avant que Francis Bacon ne commence à énoncer les éléments clés de la méthode scientifique, la science était du domaine de l’élite, de ceux qui avaient la richesse, le temps et une étincelle de révélation divine.

Selon Sarasvathy, la démocratisation de la connaissance scientifique a stimulé le progrès technologique, ce qui a augmenté la productivité et la richesse des pays. Au fur et à mesure que les personnes et les entreprises se spécialisent dans différentes activités, l’efficacité économique augmente, entraînant la richesse.

Pour la première fois de l’histoire, une grande partie de la société a pu gagner suffisamment d’argent pour échapper à la pauvreté. Cela a conduit à l’émergence de la classe moyenne.

Dans son article «La classe moyenne des Entreprises», Sarasvathy tire un parallèle historique. Elle soutient que – tout comme l’introduction de l’éducation scientifique pour tous, a favorisé l’émergence de la classe moyenne – l’introduction de l’éducation à l’entrepreneuriat pour tous, stimulerait l’émergence d’une classe moyenne d’entreprises, caractérisée par un niveau de prospérité supérieur.

«Lorsque nous commencerons à enseigner l’entrepreneuriat à tous comme une compétence de base», affirme Sarasvathy, «les gens deviendront plus entreprenants, non seulement en créant des entreprises mais aussi en résolvant des problèmes dans leur vie et dans le monde. Les gens ne vont pas nécessairement créer plus d’entreprises; ils vont créer de meilleures entreprises qui durent plus longtemps que la moyenne et qui créent plus de valeur.»

Développer la méthode entrepreneuriale

Mais l’entrepreneuriat peut-il être enseigné ? La réponse est un oui. Mais peut-être pas de la façon qu’on le fait maintenant.

La pierre angulaire de la méthode entrepreneuriale est l’effectuation – la logique unique que les entrepreneurs experts utilisent pour construire des entreprises prospères. Sarasvathy a découvert cette logique dans les années 90, qu’elle a résumée en cinq principes enseignables, à la suite d’études approfondies, sur la façon dont les entrepreneurs experts pensent, agissent et prennent des décisions dans les premières étapes de la création d’une entreprise.

L’effectuation est enracinée dans ce qu’on appelle le contrôle non prédictif. Au lieu d’essayer de prédire l’avenir pour le contrôler (essayer de deviner le marché) les entrepreneurs experts savent par expérience que s’ils contrôlent certaines choses dans le présent, ils peuvent créer l’avenir (Inventer le marché). C’est penser de manière effectuelle!

Les entrepreneurs experts effectuels commencent avec leurs moyens du bord – qui est-il, que sait-il et qui il connait – pour trouver des idées de projets viables. Ils contrôlent les risques en n’investissant que ce qu’ils peuvent se permettre de perdre. Ils co-construisent avec des parties prenantes autosélectionnées qui sont prêtes à engager des ressources dans leurs entreprises naissantes.

Philippe Carrier de Dyze, par exemple, a créé un résultat qu’il n’attendait pas. Intrigué par les nouvelles imprimantes 3D arrivées sur le marché en 2012, Philippe Carrier en a acheté une pour tester ses capacités à produire de la musique, mais il a rencontré plusieurs problèmes.

Pour résoudre ces problèmes, il a démonté entièrement l’imprimante et a découvert que les soucis venaient du système d’extrusion.

Pour remédier à cela, Dyze a développé un système d’extrusion très sophistiqué et l’a mis en vente. Le succès a été rapide.

Au cours des cinq dernières années, les ventes de l’entreprise, basée à Longueuil, ont été multipliées par sept.

Aujourd’hui, Dyze vend ses produits dans plus de 50 pays et est convoitée par plus d’une vingtaine de fabricants d’imprimantes.

Parmi ses clients, on retrouve le fabricant montréalais AON3D, dont les pièces 3D ont été envoyées sur la Lune. Dyze a développé ce produit de niche, en essayant de résoudre le problème des systèmes d’extrusion, Il s’avère que sa solution a permis la création d’un marché beaucoup plus large que prévu.

Poursuivre un rêve digne de se réaliser

Le modèle d’entrepreneuriat de la Silicon Valley a captivé l’imagination du public, et de nombreux fondateurs veulent l’imiter, malgré le fait qu’il ne reflète qu’une infime partie des startups.

«La plupart des startups ne sont pas des entreprises à forte croissance soutenue par le capital de risque», déclare Sarasvathy. On doit plutôt encourager les futurs entrepreneurs à construire des entreprises durables. «Si vous construisiez une entreprise qui dure 15, 30 ans, et qui paie le double de ce que vous gagneriez en tant que MBA ? Disons que vous gagnez 500 000 dollars par an en tant que fondateur pendant les 30 prochaines années, et à la fin vous vendez votre entreprise pour un montant compris entre 30 et 60 millions de dollars. N’est-ce pas un rêve qui en vaut la peine ?», mentionne Sarasvathy.

Dans un paysage entrepreneurial souvent dominé par la quête frénétique de licornes et de valorisations de plusieurs milliards de dollars, les histoires de réussite comme celles de Cuisi-N-art, Dyze ou Souris Mini offrent une perspective rafraîchissante. Elles mettent en lumière une voie alternative, moins médiatisée, mais tout aussi significative, celle de la construction patiente et réfléchie d’entreprises durables.

Ces entreprises de la classe moyenne ne cherchent pas nécessairement à révolutionner des industries entières ou à devenir les prochaines sensations technologiques. Au lieu de cela, elles s’attachent à résoudre des problèmes concrets, à créer de la valeur pour leurs parties prenantes et à contribuer positivement à leur communauté.

Loin de l’effervescence des introductions en bourse spectaculaires et des rachats dans les neuf chiffres, ces entreprises s’enracinent dans la réalité quotidienne des gens ordinaires. Leur succès se mesure moins en milliards de dollars qu’en emplois créés, en communautés renforcées et en problèmes résolus.

L’approche prônée par Sarasvathy et d’autres penseurs de l’entrepreneuriat résonne comme un appel à une forme d’entrepreneuriat plus humain, axé sur la durabilité, la responsabilité sociale et la création de valeur à long terme. Elle suggère que la véritable grandeur d’un entrepreneur réside moins dans la taille de sa fortune que dans l’impact positif qu’il laisse derrière lui.

Ainsi, peut-être est-il temps de réévaluer ce que signifie vraiment le succès entrepreneurial et de reconnaître la valeur intrinsèque des entreprises de la classe moyenne. Car, comme le suggère Sarasvathy, construire une entreprise qui dure et qui contribue positivement au monde peut être un rêve tout aussi digne d’être poursuivi que celui de devenir la prochaine licorne de la Silicon Valley.

Adapté de l’article de Gosia Glinska dans The Darden Report

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