La richesse des nations : mesurer le savoir productif

Deuxième partie

Par Jean Lepage

Dans mon premier blogue, je disais que la différence de richesse entre les pays est une question de technologies. Dans ce blogue, je vais répondre à une autre question importante sur la richesse des nations: comment mesure-t-on le savoir productif? 

Nous allons revenir au 17ème siècle, en Nouvelle-France, avec l’arrivée des colons français. Les Amérindiens savaient comment produire de la nourriture, se transporter et construire des habitations. Ils possédaient des savoir-faire, que les premiers explorateurs n’avaient pas.

Les premiers colons français devaient affronter un froid plus mordant que celui de nos hivers actuels. Les Premières Nations ont sauvé les premiers équipages de colons avec leur savoir. Des siècles d’héritage, liés à l’adaptation et à la connaissance du milieu, ont été légués aux premiers colons par les Autochtones. Ils ont appris à survivre aux hivers rigoureux, et aux maladies, à se déplacer en raquettes et en canot, à pêcher sous la glace. Après quelque temps, les colons avaient appris à se débrouiller seuls. 

Comparons un Inuit d’aujourd’hui avec un informaticien qui travaille dans une tour au centre-ville de Montréal. Lequel des deux possède le plus de savoir-faire? Si l’informaticien perd ses lunettes, il ne sait pas comment les fabriquer. Il porte des vêtements, mais ne sait pas comment les fabriquer. Il utilise un ordinateur, mais il ne sait pas comment le fabriquer. Même le café qu’il prend le matin, il ne sait pas comment le fabriquer.

Si on amène l’informaticien de Montréal seul au plein milieu de l’Arctique, ses chances de survie seront très minces. Il peut mourir de froid, de faim ou dévoré par un ours blanc. Alors que l’Inuit est certainement le mieux adapté à ce climat difficile. 

Je ne pense pas que l’informaticien possède plus de savoir-faire que l’Inuit. Mais la société dans laquelle nous appartenons est en mesure de fabriquer plus de choses que la société à laquelle l’Inuit fait parti. Notre société collectivement sait fabriquer vos lunettes, votre café, votre ordinateur… Et vous? vous savez faire qu’une petite fraction de tout ce que vous utilisez. Parce que vous êtes spécialisé. Vous avez une toute petite contribution dans tout cela, mais vous êtes beaucoup plus riche que l’inuit. L’Inuit sait fabriquer beaucoup de choses dont il a besoin pour survivre, mais ce savoir n’est pas isolé dans la tête d’une seule personne. Il est partagé par l’ensemble des membres de la société à laquelle il fait partie.

Pour revenir à la société que vous appartenez. Pour 4,50$, vous pouvez acheter un sandwich au poulet chez Tim Horton. Il sera préparé selon vos gouts, et en quelques minutes. Mais si vous désirez le fabriquer entièrement à partir de rien, comme l’a fait Andy Georges, cela vous prendra 6 mois et vous en coûtera 1 500 $, pour faire pousser vos légumes, faire votre sel, traire une vache pour fabriquer votre fromage, moudre la farine à partir du grain et tuer vous-même le poulet. Cela n’inclut pas la fabrication des ustensiles et du four que vous allez utiliser pour le fabriquer. La différence n’est pas une question de productivité, mais une question de division ultime de la connaissance.

PHOTO: A screen grab from How To Make Everything's video of "How to Make a $1500 Sandwich in Only 6 Months," on YouTube.

Image: Andy Georges et son sandwich à 1 500$

Tim Horton est capable d’offrir un sandwich au poulet à ce prix, à cause de l’ultraspécialisation et de la variété de la chaine d’approvisionnement, rendant accessible à bas coût tous les ingrédients. On peut acheter un sandwich au Tim Horton, parce que les technologies pour les fabriquer existent déjà. 

Le savoir-faire d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celui de la Nouvelle-France du 17e siècle. Notre société possède le savoir-faire pour fabriquer une grande variété de choses, des plus simples aux plus complexes. Et non parce que tous les individus de la société possèdent le savoir-faire pour tout faire eux-mêmes… leur nourriture, leurs vêtements, leurs habitations. Plus la société est primitive, moins il y a de division dans le savoir-faire des individus qui la compose. Plus la technologie est complète dans la tête de chaque individu. Mais moins elle est complexe.

Une société dispose de plus de connaissance, non pas parce que les individus sont supérieurs aux autres ou qu’ils sont des génies. Mais parce que ces individus connaissent choses une grande variété de choses différentes. En fait, une société complexe connait plus que la somme de ses parties.

«Aucun de nous ne sait ce que nous savons tous, ensemble»– Simon Sinek

Dans nos sociétés technologiquement plus avancées, le savoir-faire est diffusé à travers des dizaines d’individus, qui doivent collaborer afin de produire, ce qu’une seule famille équatorienne peut produire pour se nourrir.

Agricultural Sector in Ecuador: Farmers Oppose the Pandemic - Urbanet

Nos sociétés technologiquement avancées peuvent cependant fabriquer des produits aussi complexes qu’un avion. Alors qu’il est impossible à fabriquer pour la famille équatorienne. Le savoir-faire pour le fabriquer n’est pas isolé dans une entreprise comme Boeing, ou même dans un pays comme les États-Unis. La plupart des pièces pour le construire proviennent de l’extérieur des États-Unis.

Le savoir-faire nécessaire pour fabriquer un avion est partagé à travers un vaste réseau mondial composé de centaines d’organisations de toutes tailles. 

Les 140 000 employés de Boeing ne sont pas suffisants pour en fabriquer un seul. Avec 140 000 employés, Boeing ne peut fabriquer de 10% à 15 % de l’avion. Cela vous donne une perspective de l’agrégation de savoir-faire impliqué dans un produit aussi complexe. La production d’un avion nécessite la coopération de millions d’inconnus à travers le monde. Des mineurs qui extraient le fer pour en faire de l’acier, aux spécialistes de l’aérodynamisme. Chacun ne contribuant que pour une petite fraction de la fabrication de l’avion.

boeing 787 dreamliner

La technologie est une question d’agrégation de savoir-faire et non d’une capacité de production à grande échelle. Une entreprise peut être très grande, employer des milliers d’ouvriers, sans toutefois mobiliser beaucoup de savoir-faire, comme cette usine chinoise de transformation alimentaire, où tous les ouvriers font les mêmes tâches.

On peut les changer de place, il peut manquer des employés, ou même multiplier par 100 leur nombre, mais le processus de fabrication lui ne changera pas, pas plus que la nature des produits fabriqués.

Comme nous l’avons vu avec les exportations de la Suède, le développement économique est lié à la diversification et à la complexité. Car une économie diversifiée et complexe est plus capable de produire une variété de produits et services différents, ce qui contribue à une croissance économique durable. Le développement économique est comme le jeu de Scrabble. Les produits que l’on fabrique sont comme des mots et chaque lettre représente un savoir-faire.  On met les lettres ensemble pour former un mot, comme on met des savoir-faire ensemble afin de faire un produit. Si vous avez une seule lettre, il n’y a pas grand-chose à faire avec cette lettre. Mais si vous avez trois lettres, vous pouvez faire 633 mots. Si je vous donne une lettre de plus, vous pouvez faire 2623 mots. Et si je vous donne 10 lettres, vous pouvez faire 62 954 mots. Plus vous avez de lettres, plus vous pouvez faire de mots, des simples, et des très compliqués. En multipliant les savoir-faire, vous pouvez fabriquer des choses plus diversifiées et plus compliquées. 

Prenons un autre exemple, un fermier du Wisconsin et un autre de l’Équateur. Quelle est la différence entre les deux?

Qui possède le plus grand savoir-faire? Le fermier équatorien sait comment produire ses semences, son fertilisant, et ses propres outils. Tandis que le fermier du Wisconsin utilise un tracteur fabriqué par un manufacturier japonais. Il ne sait pas comment fabriquer le diesel. Il ne sait pas fabriquer des semences génétiquement modifiées. Il ne sait pas non plus fabriquer les fertilisants. Mais il mobilise tout son savoir-faire pour ne faire qu’une seule chose, cultiver. Il est très efficace.  C’est ce qui fait la différence de productivité entre les deux fermiers. C’est là que ça devient vraiment intéressant. La valeur ajoutée par travailleur d’une ferme américaine typique est de 100 062 $ contre 4 171 $ pour une ferme en Équateur (2019 Our world in data).

Basé sur les travaux de Ricardo Hausmann et de César Hidalgo, l’analyse de métadonnées développé par l’Observatoire de complexité économique permet de répondre à trois questions :

  1. Combien de produits une ville, une région ou un pays est en mesure d’exporter? (Diversité)
  2. Est-ce que ces produits sont difficiles à fabriquer? (Complexité)
  3. Et combien d’autres pays sont en mesure de les fabriquer? (Concurrence)

Ricardo Hausmann et Cesar Hidalgo soutiennent qu’il est difficile de mesurer et de comparer des capacités productives aussi diverses et complexes. Hausmann et Hidalgo proposent l’indice de complexité économique (ICÉ), qui mesure indirectement les capacités en examinant la combinaison de produits que les pays exportent. La complexité économique désigne la capacité d’une économie à produire une grande variété de produits différents. 

Le nombre de lettres qu’un pays est étroitement corrélé à sa richesse. Les pays qui possèdent plus de lettres, sont davantage diversifiés et fabriquent des produits plus compliqués. Ils sont plus riches que les pays qui en possèdent moins.

On peut le mesurer et tracer la ligne entre les pays les plus riches et les plus pauvres. 

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Les pays les plus riches sont donc capables de fabriquer un paquet de choses. Et fabriquent des produits que peu de pays sont en mesure de faire. Tandis que les pays les moins riches sont spécialisés dans quelques produits à forte intensité en ressources naturelles. Et fabriquent des produits que tout le monde est capable de faire. 

C’est pourquoi la Suède est 380 fois plus riche que le Soudan du Sud. C’est pourquoi la Suisse est presque deux fois plus riche que le Québec.

Dans mon prochain blogue, nous verrons comment des pays, qui jadis étaient très pauvres, sont devenus parmi les plus riches au monde.

Je vous donne dans le mille. Ce n’est pas une question de pétrole. La plupart des pays pétroliers sont en effet très riches. Toutefois, ce n’est qu’une question de temps avant que leurs ressources s’épuisent. Ce n’est pas du développement économique durable.

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