Troisième partie
Par Jean Lepage
Cette série traite des facteurs qui créent de la richesse des nations. Dans mon blogue précédent, je traitais du savoir-faire productif.
Dans ce blogue, je vais vous démontrer comment des pays, qui jadis étaient très pauvres, sont devenus parmi les plus riches au monde. Tous les pays peuvent s’en inspirer. En particulier le Canada. Mais avant, j’aimerais parler d’exportation. La mesure de la complexité économique d’un pays repose sur la diversité de sa structure d’exportation, et la diffusion des produits qu’il exporte.
Depuis 10 ans, discrètement, l’Italie a doublé la France, la Corée du Sud, et finalement le Japon cette année. La valeur des exportations italiennes a augmenté de 48 % entre 2016 et 2023, comparativement à des hausses respectives de 28 % pour la France et de 27 % pour l’Allemagne.
Contrairement au Canada, un pays dont les exportations sont concentrées dans le secteur pétrolier, l’Italie exporte toutes sortes de produits, des plus simples, comme le vin et l’huile d’olive, aux plus sophistiqués, comme les machines et les robots.
C’est le royaume des PME, très souvent familiales, qui réussissent à tirer leur épingle du jeu dans le contexte changeant du commerce international.
L’économie canadienne est comparativement moins sophistiquée et complexe qu’en 2001. Et notre adaptation des nouvelles technologies au secteur public et aux entreprises? Dernière place du G7. En ce qui a trait aux brevets et autres propriétés intellectuelles? Nous ne sommes même pas dans la course.
Et les insuccès de Northvolt démontrent que nous ne pouvons nous fier sur les start-ups (étrangères) pour espérer donner un coup de barre à notre économie.
L’éclatement de la bulle en 2001 nous a appris que même si une start-up disposait d’un milliard de dollars pour se lancer dans la recherche et le développement, cela n’assurerait pas pour autant le succès de son entreprise.
L’ange financier Terry Matthews (Mitel) investit toujours le strict minimum dans les entreprises qu’il incube, à petites doses, à coup de quelques dizaines de milliers de dollars, juste ce qu’il faut pour amener une solution sur le marché. Les entrepreneurs novices risquent en effet de dilapider les précieux fonds, en publicité, en mobilier, en salaires extraordinaires, si trop d’argent leur est confié. Cela ne prend pas une tonne d’argent pour trouver une solution nouvelle à un problème vécu par les consommateurs, mais beaucoup d’effort et de créativité. Lorsque vous avez de l’argent, vous le dépensez, mais lorsque vous n’en avez pas, vous ajoutez une contrainte de plus qui vous incite à être plus créatif.
Des pays comme la Thaïlande et Taiwan (même si ce n’est pas un pays reconnu), sont devenus plus riches parce qu’ils ont accru la fabrication de produits complexes.
En 1962, Taïwan était un pays insulaire très pauvre avec un revenu moyen annuel par habitant de seulement 170 USD, équivalent au Congo. Aujourd’hui, Taiwan est au 25e rang mondial au niveau de sa prospérité. On parle du miracle économique de Taïwan.
Après la Deuxième guerre mondiale, Taiwan faisait face à une sévère pauvreté. Le conflit entre la Chine et le Japon avait ravagé les terres et la guerre civile qui a suivi en Chine, n’avait fait qu’amplifier la destruction.
En fait, Taïwan, un pays sans ressource naturelle, a brûlé toutes les étapes de développement économique. Le pays est passé d’une économie basée sur l’agriculture, dans laquelle la terre était une ressource clé dans les années 1950, à une économie industrielle vers 1980, dans laquelle les machines constituaient des ressources importantes pour devenir aujourd’hui une économie basée sur les connaissances et le savoir.
Aujourd’hui, 41% des exportations proviennent de l’industrie des semi-conducteurs. Plusieurs pays, dont la Chine, dépendent de Taiwan pour leur approvisionnement. Comment cela se fait-il?
Produits exportés en 2020 par Taiwan
Généralement, les gouvernements ne créent pas directement de la richesse. Elles le font indirectement, en construisant des infrastructures, en offrant des services à la population et en mettant en place des politiques industrielles. C’est ce que Taiwan a fait pour de restructurer son économie et devenir une économie du savoir de premier plan.
L’idée que la croissance économique a besoin d’une bonne gouvernance et que la bonne gouvernance a besoin de la croissance économique nous amène à l’éternel débat sur l’œuf et la poule : qu’est-ce qui vient en premier dans le développement : la bonne gouvernance OU la croissance économique ? Pendant des décennies, les positions ont été fortement divisées entre ceux qui prônent « d’abord la bonne gouvernance » et d’autres qui disent « stimuler la croissance d’abord ». La Chine est un exemple parfait de ce dilemme. C’est un état de dictature démocratique qui connait une prospérité sans précédent.
Je ne suis pas un économiste. Je ne m’aventurai pas davantage sur cette question. Mais il y a une relation entre la richesse et la gouvernance, comme le démontre ce graphique. Si on exclut les pays du golfe, dont la richesse dépend du pétrole, plus un pays a une bonne gouvernance, plus il est riche. Parce que l’entrepreneuriat d’opportunité (innovant et exportant) a besoin d’un environnement prévisible et stable pour éclore et se développer.
Taïwan est un exemple dans la façon dont des dirigeants gouvernementaux déterminés, peuvent transformer une économie de fond en comble. Ils ont construit des dizaines de parc industriel, deux parcs scientifiques, dont l’ITRI en collaboration avec l’industrie.
On se rappelle que les initiatives de grappes industrielles les plus réussies se retrouvent dans des régions prêtes à faire des paris stratégiques en priorisant une grappe, celle qui ont le plus de chance de réussite.
Ces régions ont une mentalité à long terme et n’ont pas peur de «choisir des gagnants» et non pas de se mettre au goût du jour comme on le voit avec les supergrappes du Canada. Ces régions qui possèdent cette mentalité, reconnaissent que les ressources sont rares et la concurrence est forte, et que la seule façon de se distinguer est de canaliser leur énergie et leurs investissements dans un nombre limité de spécialisations vraiment uniques.
C’est ce que Taiwan a fait avec l’industrie des semi-conducteurs. L’industrie a débuté en 1974, lorsque le gouvernement a convaincu la firme américaine RCA de transférer sa technologie de semi-conducteurs à Taïwan.
Fondée en 1973, l’Industrial Technology Research Institute (ITRI) a contribué à faire passer les industries taïwanaises d’une industrie à forte intensité de main-d’œuvre à une industrie axée sur l’innovation. ITRI a son siège social dans la ville de Hsinchu, à Taïwan (450 000 habitants), et possède des succursales aux États-Unis, en Europe et au Japon. Le laboratoire ouvert et l’incubateur d’ITRI ont favorisé les industries émergentes et les startups, notamment UMC et TSMC, deux leaders mondiaux de l’industrie des semi-conducteurs. ITRI c’est 5000 chercheurs, un budget de 1.5 milliards de dollars US, des dizaines de spin-offs, et 2 200 brevets déposés en 2019 seulement avec un taux de réussite de 80%. ITRI est le 6ème organisme qui dépose le plus de brevets aux États-Unis. C’est des dizaines de milliers de brevets depuis sa fondation.
En comparaison, 1 235 brevets ont été déposés au Québec en 2020, et seulement 492 d’acceptés. Au Québec, cinq brevets sur six sont détenus par un étranger. Pas étonnant que l’innovateur en chef du Québec, Luc Sirois, veut savoir pourquoi les entreprises québécoises innovent moins d’ailleurs au Canada.
Les brevets déposés par l’ITRI couvrent une variété de domaines, notamment l’électronique, les semi-conducteurs, les matériaux avancés, les technologies de l’énergie, les technologies de l’information et les technologies de la santé.
Mais le plus remarquable c’est comment le gouvernement a réussi à rapatrier les expatriés.
L’histoire du rapatriement des cerveaux a commencé dans les années 1960, lorsque des ingénieurs ont quitté Taïwan en masse pour aller étudier et travailler aux États-Unis. Au cours de cette décennie, les dirigeants du gouvernement taïwanais ont reconnu le besoin de stimuler l’entrepreneuriat du pays et ont commencé à envoyer des délégations dans la Silicone Valley pour découvrir comment les ingénieurs de Taiwan s’y étaient épanouis. Dans les années 1970, de nombreux ingénieurs taïwanais étaient devenus des cadres technologiques aux États-Unis. Les dirigeants du gouvernement ont rejoint des associations industrielles d’expatriés et ont rencontré régulièrement des décideurs politiques à Taiwan pour discuter des développements techniques et, plus tard, qui ont mené à des politiques industrielles.
En 1979, le premier ministre YS Sun a créé le Groupe consultatif sur la science et la technologie (STAG), qui comprenait 15 expatriés taïwanais de premier plan (ainsi que certains cadres technologiques non taïwanais), pour aider le gouvernement à construire l’infrastructure scientifique et éducative pour toute une génération d’entrepreneurs en technologie.
Le STAG avait comme membre Frederick Seitz, président de l’Académie nationale des sciences aux États-Unis et membre du comité consultatif scientifique avec Boe Evans, une figure clé du développement du System/360 d’IBM et Kenneth G. Mackay, vice-président exécutif des Bell Labs et pionnier de l’ingénierie des communications.
Le STAG et d’autres consultations avec les expatriés basés aux États-Unis ont si bien réussi à aider le gouvernement à renforcer l’écosystème de l’entrepreneuriat taïwanais que la fuite des cerveaux a commencé à s’inverser. Entre 1988 et 1998, 40 000 ingénieurs taïwanais sont rentrés chez eux pour rechercher et créer des opportunités. Beaucoup sont devenus des cadres supérieurs dans de nouvelles entreprises, des chefs d’instituts gouvernementaux de recherche et de formation, des entrepreneurs ou des investisseurs en capital-risque, formant l’épine dorsale du capital humain de l’industrie naissante des composants informatiques à Taiwan.
Les racines de la multinationale TSMC spécialisée dans les semi-conducteurs remontent jusqu’au début du groupe consultatif scientifique et technologique (STAG).
Le STAG a joué un rôle clé en poussant l’Institut de recherche en technologie industrielle (ITRI) de Taïwan à étudier les semi-conducteurs. L’organisation de recherche et de service en électronique (ERSO) d’ITRI a finalement autorisé le processus de semi-conducteur CMOS de RCA. ERSO a envoyé en 1976, une équipe de 35 ingénieurs de Taïwan aux États-Unis pour apprendre la technologie et la ramener au pays, où une installation de production de démonstration a été mise en place. Ce projet a été créé sous le nom de United Microelectronics (UMC) en 1982. L’installation de démonstration produisait 15 000 wafers par mois.
Au début des années 1980, la célèbre Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) des États-Unis a lancé des projets pour développer des outils de conception électronique permettant de séparer le processus de conception, de la fabrication. Pour mener à bien sa mission, la Darpa s’appuie sur un « écosystème d’innovation », qui mobilise des centres universitaires, des laboratoires et des entreprises innovantes.
Ce fut la naissance du concept de «fonderie» distincte, qui sous-traite la fabrication de puces pour plusieurs clients, qu’on appelle «pure-play».
Dans la famille des producteurs de puces, il existe deux grandes catégories : ceux qui font tout tous seuls, le design et la production (nommés IDM pour Integrated Device Manufacturers) comme Intel, et ceux dont l’activité s’est restreinte à la gravure pour d’autres firmes uniquement (nommés Pure-Play). Dans cette dernière, nous trouvons TSMC.
En 1986, ITRI avait achevé la construction d’une usine de microprocesseurs. Morris Chang, qui était à l’ITRI à l’époque, a présenté un plan au gouvernement taïwanais pour construire la première fonderie pure-play. Plus tard cette année-là, en partenariat avec Philips des Pays-Bas, TSMC a été lancé avec Chang en tant que PDG fondateur. Le gouvernement taïwanais en détenait initialement 49 %, Philips 27 % et les investisseurs privés locaux 24 %. Alors que d’autres sociétés, notamment LSI Logic et IBM aux États-Unis, Toshiba au Japon et Samsung en Corée offraient des services de fonderie, elles produisaient également leurs propres puces. TSMC était la première fonderie pure-play et a investi massivement dans la construction d’un modèle de service client adapté aux besoins des sociétés de semi-conducteurs «fabless» (Sans usines) comme Qualcomm, Nvidia et BroadcomAVGO qui n’avaient jamais prévu d’avoir leur propre fabrication .
ITRI a joué un rôle important dans le développement des multinationales Acer et ASUS. Toutes deux ont bénéficié de l’expertise technique et des connaissances de l’ITRI pour développer leurs produits. L’ITRI a également soutenu leur développement en fournissant du financement et des subventions pour leurs projets de recherche et de développement.
En outre, plusieurs employés d’ITRI ont quitté l’institut pour rejoindre Acer et ASUS, et ont apporté leur expertise technique et leur expérience pour contribuer au développement des entreprises. Stan Shih de Acer est aussi un ingénieur taiwanais qui a travaillé pour une firme technologique américaine, avant de créer l’entreprise.
Les expatriés peuvent apporter des talents et des compétences spécifiques qui sont difficiles à trouver localement, ce qui peut stimuler la croissance économique et renforcer la compétitivité du pays.
Les apprentissages de Taïwan
Il y a plusieurs leçons à tirer du miracle économique de Taiwan, qui peuvent être utiles pour les autres pays cherchant à stimuler leur propre croissance économique:
- Investissement dans l’éducation et la formation: Taiwan a investi dans l’éducation et la formation de sa main-d’œuvre, ce qui a permis de créer une main-d’œuvre qualifiée et hautement compétitive.
- Politiques pro-entreprises: Les politiques économiques pro-entreprises de Taiwan ont encouragé l’investissement étranger et la création d’entreprises, ce qui a contribué à la croissance économique.
- Accent sur les exportations: Taiwan a mis l’accent sur les exportations de produits manufacturés de haute technologie, ce qui a contribué à la croissance rapide des exportations et à la transformation de l’économie en une économie axée sur les exportations. C’est aussi l’approche de Start-up Nation en Israël qui supporte les entreprises du savoir, qui possède de la propriété intellectuelle, et qui vise principalement l’exportation.
- Innovation et recherche & développement: Taiwan a investi dans la recherche et le développement pour mettre au point des technologies de pointe, ce qui a contribué à la transformation de l’économie en une économie axée sur les produits manufacturés de haute technologie.
- Diversification économique: Taiwan a réussi à diversifier son économie en se concentrant sur de nouveaux secteurs tels que les technologies de l’information et les biotechnologies, pour éviter les risques liés à une économie trop dépendante d’un seul secteur.
- Coopération public-privé: Taiwan a développé une coopération efficace entre le secteur public et le secteur privé, notamment en mettant en place des instituts de recherche publics tels que l’ITRI pour soutenir les entreprises privées.
Mais comment on fait pour changer les choses? Comment les économies apprennent à devenir prospères? Elles doivent commencer à faire des choses qu’elles ne faisaient pas auparavant, en migrant vers des produits proches. C’est ce que nous verrons dans mon prochain blogue.
