Les entreprises peuvent-elles changer le monde ?

Par Jean Lepage

Autrefois, c’était aux gouvernements que l’on confiait la mission de résoudre les problèmes sociaux. Mais la confiance envers les gouvernements est en chute libre, laissant un vide à combler. Les entreprises prennent désormais une place centrale face aux grands enjeux de société. Pourtant, elles doivent concilier impact social et viabilité économique, un équilibre complexe.

Une révolution silencieuse : L’éveil des entreprises

Il y a cinquante ans, Milton Friedman déclarait dans un célèbre essai que le rôle des entreprises était simple : générer des profits pour leurs actionnaires. Tout le reste — emploi, discrimination, pollution — relevait des gouvernements. Cette distinction semblait alors logique: l’État était vu comme le mieux placé pour résoudre les problèmes sociaux.

Mais aujourd’hui, ce paradigme est en train de s’effondrer. Face à des défis globaux comme le changement climatique ou les inégalités sociales, la confiance dans les gouvernements a grandement diminué. Résultat ? Les entreprises, longtemps perçues comme des machines à profit, se voient investies d’une mission bien plus vaste : réparer les failles du système.

Pourquoi les entreprises sont-elles devenues nos nouveaux gardiens ?

Selon le Edelman Trust Barometer 2022, les entreprises sont désormais l’institution en laquelle les citoyens ont le plus confiance, loin devant les gouvernements, les ONG et les médias. Seulement 47 % des gens pensent que les gouvernements atteignent leurs objectifs sur les défis sociaux, tandis que les entreprises surpassent le secteur public en termes de compétence.

Mais cette confiance s’accompagne de pressions croissantes sur les entreprises:

  • Plus de la moitié des consommateurs choisissent des marques en fonction de leurs valeurs.
  • 60 % des employés préfèrent travailler pour des employeurs partageant leurs convictions.
  • 81 % des sondés attendent des PDG qu’ils s’expriment sur des enjeux sociaux et politiques et qu’ils montrent l’exemple.

Le message est clair : les entreprises doivent agir. Et pour de nombreux experts, ce changement n’est pas une mode passagère, mais bien un tournant historique.

Le poids d’un monde en crise

La perte de confiance dans les gouvernements n’est pas un hasard. De l’inaction climatique aux divisions politiques, les citoyens voient des institutions incapables de résoudre les problèmes urgents.

« Les cycles politiques, basés sur des élections à court terme, sont en décalage avec les défis à long terme comme le changement climatique », explique le Dr Ioannis Ioannou, professeur de stratégie à la London Business School. Par exemple, alors que la transition vers les énergies renouvelables est essentielle, les gouvernements hésitent, craignant des pertes économiques à court terme.

À cela s’ajoutent des contradictions flagrantes. Des promesses non tenues, comme les 100 milliards de dollars annuels promis aux pays en développement pour l’adaptation climatique, le fameux «Drill Baby Drill» du président Trump ou encore le retour au charbon suite à la crise énergétique causée par la guerre en Ukraine. Et que dire du nucléaire, bani dans plusieurs pays, qui revient en force.

Une opportunité commerciale inattendue

Pour les entreprises, ces défis ne sont pas seulement des problèmes : ce sont aussi des opportunités.

Prenons l’exemple des produits écoresponsables. Aujourd’hui, les marques qui adoptent des pratiques durables se distinguent sur le marché. En 2019, Unilever a rapporté que ses marques durables croissaient 69 % plus vite que les autres, représentant 75 % de sa croissance globale.

Les produits qu’apportent les entreprises sont parmi les plus grandes forces de changement au niveau mondial. En adaptant leurs offres, les entreprises peuvent non seulement attirer des consommateurs soucieux de l’environnement et sensibles à l’équité sociale, mais aussi contribuer à des solutions globales, comme prolonger la vie professionnelle dans les pays où les taux de natalité sont en baisse.

Le défi du greenwashing, du socialwashing et de la régulation

Mais ce rôle élargi s’accompagne de pièges. Le greenwashing — ces allégations environnementales trompeuses, ou le socialwashing — se donner une image positive en surfant sur les attentes sociétales, mais ne réalisent en fait que très peu d’actions concrètes- sont des menaces sérieuses à la crédibilité. Les entreprises doivent prouver que leurs actions ont un véritable impact, au-delà des discours marketing.

Les investisseurs veulent mettre leur argent dans des projets réellement verts, ou socialement responsables, mais les données actuelles sont souvent floues ou contradictoires. Même aujourd’hui, malgré la panoplie d’outils, il est difficile de mesurer avec précision la performance environnementale, sociale et de gouvernance (ESG) des entreprises.

Les régulations vont également se durcir. Après des décennies de dérégulation favorisant les forces du marché, une nouvelle ère de rerégulation se dessine dans plusieurs pays, poussée par l’urgence climatique. La régulation ne freine pas les entreprises, elle les redirige. Les entreprises qui sauront anticiper et s’adapter aux nouvelles règles auront non seulement un avantage compétitif, mais ils joueront également un rôle clé dans la construction d’une économie plus durable et résiliente. Ainsi, même dans ce contexte, leur rôle reste fondamental, bien qu’il nécessite une vision plus stratégique et innovante que jamais.

S’unir pour un impact durable

Enfin, aucun acteur ne peut résoudre seul les problèmes de notre époque. Les entreprises doivent bâtir des coalitions efficaces, en collaborant avec d’autres entreprises, des gouvernements et des ONG.

Si les gouvernements n’agissent pas, les entreprises doivent mobiliser. Mais les entreprises doivent rester dans leur rôle. Trop d’ambition politique pourrait se retourner contre elles (on le verra bien assez tôt avec Elon Musk et les GAFAM).

Conclusion : une nouvelle ère pour les entreprises

Sans les entreprises, les découvertes scientifiques et les inventions auraient probablement stagné, sans trouver de débouchés pratiques et économiques. Elles jouent un rôle clé dans l’accroissement de la richesse et du développement des nations, mais le contexte a évolué depuis l’ère de l’industrialisation.

Les entreprises sont toujours les moteurs de l’innovation et de la création de richesse, mais leur rôle dépasse aujourd’hui la simple exploitation des technologies : ils sont appelés à jouer un rôle plus complexe, incluant la responsabilité sociale, la durabilité et l’éthique dans leurs activités.

Les défis au 21ᵉ siècle sont immenses : transition écologique, inégalités sociales, crises sanitaires. Mais ces crises sont aussi des opportunités pour les entreprises de se réinventer et de jouer un rôle clé dans la transformation de notre société.

Nous sommes à un tournant historique. Les entreprises sont les seules capables de déployer des solutions à grande échelle rapidement et efficacement. Si elles échouent, nous échouons tous.

L’avenir appartient à celles qui sauront concilier responsabilité et rentabilité. À l’aube de 2025, la question n’est plus de savoir si les entreprises peuvent changer le monde, mais comment elles choisiront de le faire.

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