Scalabilité prématurée : reconnaître les mirages du faux Product-Market Fit

Par Jean Lepage

Dans son livre Why Startups Fail, Tom Eisenmann décrit un piège redoutable qui guette de nombreuses startups : vouloir accélérer trop tôt, avant que les fondations soient solides. On appelle cela scaler, c’est-à-dire chercher à faire grandir l’entreprise rapidement en embauchant, en investissant, en se développant… comme si tout était prêt. Mais parfois, cette ambition repose sur une illusion : le faux Product-Market Fit.

Le Product-Market Fit, c’est ce moment crucial où un produit répond clairement à un besoin fort d’un groupe de clients, au point qu’ils l’adoptent naturellement, le paient et en parlent autour d’eux. C’est le feu vert réel du marché. Mais trop souvent, les startups pensent y être arrivées… alors que ce n’est pas encore le cas.

1. Quelques usages ne veulent pas dire que le produit est adopté

Une erreur courante est de confondre quelques inscriptions ou abonnements avec une adoption réelle. On voit un peu d’activité, quelques clients reviennent, et on croit que le produit est indispensable. Mais si l’on creuse, on s’aperçoit que l’usage est superficiel ou irrégulier.

Ce que montre Eisenmann : un produit utilisé à moitié n’est pas un produit adopté. Il est juste « toléré ». Et dès qu’un concurrent plus clair ou plus simple arrive, ou que le prix augmente, ces clients s’en vont. On parle alors de churn— c’est-à-dire le taux d’abandon des clients. Un signal rouge.

2. Une croissance qui cache des failles

Beaucoup de fondateurs sont fiers d’avoir un MRR (revenu mensuel récurrent) en hausse, des dizaines de clients signés, un carnet de commandes bien rempli. Mais parfois, cette croissance est artificielle : obtenue grâce à beaucoup de pubs payantes, des remises trop généreuses, ou le réseau personnel du fondateur.

Résultat : le CAC, c’est-à-dire le coût d’acquisition d’un client, grimpe en flèche. Et si les ventes ne progressent pas aussi vite, ou que les clients ne restent pas, c’est le signe que la croissance repose sur du sable. Ce que Eisenmann appelle une « traction de façade ».

3. Le client n’est pas censé être rééduqué

Autre piège évoqué dans le livre : penser que le client « ne comprend pas encore » le produit. Le fondateur explique, justifie, reformule… Mais un bon produit n’a pas besoin d’autant d’explications. Il s’impose parce qu’il répond à un problème clair et urgent, mieux que les alternatives.

Si les ventes sont lentes, les démonstrations longues, les clients confus, c’est probablement que le problème n’est pas si douloureux… ou que la solution n’est pas encore la bonne.

4. Embaucher trop vite, structurer trop tôt

Un autre symptôme classique du faux PMF : on commence à construire une grande organisation alors que le produit n’est pas encore stabilisé. On embauche des vendeurs, des responsables produit, des équipes marketing… mais sans savoir vraiment à qui l’on vend ni pourquoi.

Résultat : tout le monde court après des signaux contradictoires. Le département des ventes vend un produit qui change sans arrêt, le marketing cible un client qui évolue chaque trimestre. Eisenmann met en garde : sans un vrai PMF, structurer trop tôt fatigue les équipes et embrouille la vision.

5. Les bons signaux d’un vrai Product-Market Fit

À l’inverse, quelques indicateurs simples signalent que l’on est prêt à scaler (c’est-à-dire grandir vite, sans s’écrouler) :

  • Les clients reviennent seuls et paient sans relance.
  • Le churn (taux d’abandon) baisse avec le temps.
  • Les cycles de vente raccourcissent naturellement.
  • Le produit devient une référence dans un segment précis.
  • L’équipe sait dire, en une phrase, à qui elle s’adresse, avec quoi, et pourquoi c’est mieux.

Ce n’est jamais parfait, mais quand ces signaux sont alignés, on tient une base solide pour aller plus vite.

Conclusion : scaler, oui… mais au bon moment

Scalabilité ne veut pas dire vitesse, mais plutôt répétabilité : être capable de vendre encore et encore, de manière prévisible, à des clients similaires, sans effort démesuré.

Le faux PMF est un mirage. Il donne l’impression que tout fonctionne, mais cache des failles profondes. Eisenmann le montre bien : les startups qui tombent dans ce piège s’endettent – financièrement, humainement, organisationnelles.

Attendre le bon moment n’est pas un manque d’ambition. C’est une preuve de lucidité. C’est ce qui distingue les startups durables de celles qui explosent en vol.

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