No Risk, No Fault

Comment la peur du risque, dès l’enfance, freine l’entrepreneuriat et l’innovation au Québec

Par Jean Lepage

« On dirait qu’on ne veut plus que les enfants se salissent les genoux, qu’un projet échoue, ou qu’un élu dise : “je me suis trompé.” »

Une époque où l’on cherche à éviter toute erreur, toute responsabilité, tout inconfort — au prix de notre audace collective. Et si tout avait commencé… dans la cour d’école ?

Nous vivons peut-être la pire hémorragie entrepreneuriale de notre histoire. Parce que le Québec est enlisé dans l’ère du No Risk, No Fault.

De la cour d’école à la start-up : le même réflexe d’oser

Autrefois, les enfants inventaient des jeux, prenaient des risques, réglaient leurs conflits eux-mêmes. Ils exploraient, chutaient, se relevaient.
Ce n’était pas que du jeu : c’était leur premier laboratoire d’innovation.

Aujourd’hui, ce terrain d’apprentissage se referme.

Dans plusieurs écoles québécoises, les batailles de boules de neige sont interdites, les arbres sont hors limites, les règlements s’accumulent… et dans nos familles, les temps d’écran s’allongent. Nos enfants n’ont plus le temps d’expérimenter.

On veut protéger les enfants de tout inconfort. Mais à force de les surprotéger, on les prive d’un ingrédient essentiel : le courage d’essayer.

Le psychologue Peter Gray, dans Free to Learn, montre que les enfants qui jouent librement développent plus de résilience, de leadership, d’autonomie et de créativité — des qualités fondamentales chez les futurs entrepreneurs.

Un enfant à qui on donne de la latitude pour explorer, expérimenter et faire des erreurs a donc plus de chances de développer un esprit entrepreneurial.

Un enfant qui n’a jamais échoué à petite échelle aura plus de mal à encaisser les revers à l’âge adulte. Un élève qui n’a jamais pris une initiative sans supervision aura du mal à innover plus tard.

L’entrepreneuriat et l’innovation , c’est justement cela : expérimenter, improviser, échouer… recommencer.

Ce n’est pas qu’à l’école que l’on craint le risque. C’est toute notre société qui s’en méfie.

Une société sous cloche

Jamais le Québec n’a été aussi planifié, encadré, sécurisé. Et pourtant, jamais notre société ne s’est montrée aussi fragile, hésitante, désengagée.

Nos plus grandes réussites — Cirque du Soleil, Moment Factory, Lightspeed — sont nées d’audace. Mais cette audace serait-elle encore possible aujourd’hui ?

Les appels à projets publics exigent des plans parfaits… avant même le premier essai. La bureaucratie, les formulaires, les délais tuent l’expérimentation dans l’œuf.

Comme le dit Nassim Nicholas Taleb, dans Antifragile :

« Une société qui cherche à éliminer tous les risques élimine en même temps les sources de sa propre résilience. »

Trop d’entrepreneurs abandonnent avant même d’avoir commencé, coincés entre leur vision et des exigences kafkaïennes.

Ce n’est pas le seul frein, mais c’est un frein réel, documenté — particulièrement pour les jeunes, les immigrants, ou les créateurs.

Le mirage d’une société sans faute

À force de vouloir tout encadrer, on a dilué la responsabilité.

Listes d’attente dans les hôpitaux, écoles débordées, fonds publics mal utilisés, recul de l’entrepreneuriat, infrastructures vieillissantes… À qui la faute ?

Quand un projet échoue, on parle du « système », des « procédures », de la « conjoncture ». Mais plus personne n’assume.

Le sociologue Ulrich Beck, dans La société du risque, avait déjà pressenti ce paradoxe : une société obsédée par la gestion du risque… mais sans responsables.

Ce flou érode la confiance et alimente le désengagement. Si plus personne ne décide et que plus personne ne porte les conséquences… pourquoi s’impliquer ?

Le paradoxe de l’entitlement

Protégés dès l’enfance, conditionnés à éviter l’échec, plusieurs finissent par croire que le succès leur est dû — sans effort, sans risque.

Le philosophe Michael Sandel, dans La tyrannie du mérite, prévient :

« Une société qui attribue tout au mérite personnel oublie que le mérite lui-même dépend de conditions collectives. »

Quand l’échec survient, il devient insupportable. Résultat : passivitéressentimentpeur chronique de l’initiative.

Conséquences visibles : le recul de l’entrepreneuriat

Le nombre d’entrepreneurs recule au Québec. Les causes sont multiples : vieillissement démographique, accès difficile au capital, domination des grandes plateformes…

Mais la cause culturelle est frappante : la peur croissante de l’échec. Comme le rappelait Clayton Christensen, père du concept d’innovation disruptive :

« L’échec est une étape nécessaire dans tout processus d’innovation. »

Comment renverser la tendance ?

Il est possible de cultiver une société responsable, innovante et audacieuse. Voici quelques leviers concrets :

🔹 Réhabiliter l’échec comme moteur d’apprentissage

– Intégrer l’essai-erreur dans les écoles, les incubateurs, les politiques publiques.
– Célébrer les récits d’échec féconds.

🔹 Créer des environnements “antifragiles”

– Favoriser l’expérimentation rapide (ex. : hackathons citoyens, do-tanks, zones de test).
– Encourager les projets imparfaits mais porteurs de sens.

🔹 Redonner du pouvoir d’agir

– Décentraliser la prise de décision dans les quartiers, les milieux scolaires, les municipalités, les régions.
– Réduire les barrières bureaucratiques à l’action citoyenne et entrepreneuriale.

🔹 Libérer le jeu, l’audace, le mouvement

– Réintroduire le jeu libre dans les milieux éducatifs.
– Simplifier les démarches pour créer, tester, innover.

Conclusion : risquer ensemble

Albert Camus écrivait :

« La liberté n’est pas l’absence d’engagement, mais la capacité de choisir. »

Osons nous redonner — et redonner à nos enfants — le droit de se tromper.
C’est ainsi qu’ils deviendront, demain, les bâtisseurs, les innovateurs, les citoyens responsables que le Québec attend.

Le progrès n’est jamais garanti. Il commence par une tentative. Il mûrit dans l’échec. Il triomphe dans la persévérance.

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