Par Jean Lepage
Lors d’un voyage au Mali, des responsables gouvernementaux étaient fiers de m’annoncer que la Chine avait racheté l’usine d’asphalte, les routes, les entreprises de construction et d’asphaltage — toutes vieillissantes et peu fiables. Pour les Maliens, ces investissements du projet La Ceinture et la Route représentaient une planche de salut, un souffle d’espoir pour réveiller l’économie nationale.
La Chine est rapidement devenue le premier partenaire commercial du Mali et l’un de ses investisseurs majeurs. Mais ces projets soulèvent de vives critiques : surendettement, impacts environnementaux, atteintes aux droits humains, opacité des contrats et influence croissante de Pékin. Derrière la promesse d’infrastructures modernes, on constate souvent un manque de retombées locales réelles.
Quel rapport avec l’intelligence artificielle (IA)?
C’est simple : quand 75 % de nos brevets en IA s’envolent à l’étranger, nous vivons une situation similaire.
Le Canada a été un pionnier mondial en IA. Avec Mila à Montréal, le Vector Institute à Toronto et l’Amii à Edmonton, nous avons attiré les meilleurs chercheurs et formé des cohortes entières de talents. Le Canada abrite même 10 % des meilleurs experts mondiaux en IA.
Mais aujourd’hui, 75 % des brevets issus de ces centres finissent entre les mains d’entreprises étrangères, principalement américaines. Autrement dit : nous finançons la recherche, nous formons le talent… et nous cédons la valeur économique.
C’est comme si nous avions bâti nos routes, nos hôpitaux et nos réseaux électriques pour ensuite les vendre à l’étranger. Chaque fois que nous circulons, que nous nous soignons ou que nous branchons un appareil, nous paierions un propriétaire étranger. Dans le numérique, nous subventionnons l’infrastructure intellectuelle et technologique de demain, mais nous en laissons la propriété filer.
Un enjeu économique… et de souveraineté
Ces brevets perdus, ce n’est pas seulement un manque à gagner pour nos entreprises. C’est aussi :
- moins d’emplois qualifiés créés ici, autour des technologies que nous avons inventées ;
- moins de retombées fiscales pour financer nos services publics ;
- une dépendance accrue aux géants étrangers pour des technologies critiques (santé, transport, défense, énergie).
L’IA n’est pas un simple gadget. Elle est en train de devenir l’infrastructure économique du XXIᵉ siècle. Perdre la propriété intellectuelle dans ce domaine, c’est céder une part de notre souveraineté, comme si nous abandonnions notre réseau électrique ou nos pipelines.
Les 7 Fantastiques : nouveaux maîtres du monde
Les « Sept Fantastiques » — Apple, Amazon, Alphabet, Meta, Microsoft, Nvidia et Tesla — pèsent aujourd’hui 39 % du S&P 500. Cette domination s’appuie sur des investissements massifs en IA, considérée comme le moteur d’une nouvelle révolution de productivité.
Ces géants façonnent nos usages quotidiens, investissent massivement dans la recherche et repoussent sans cesse les limites technologiques. Leur pouvoir dépasse leurs produits : il influence nos communications, nos consommations, notre travail et même nos loisirs. Le Québec, avec ses brevets captés, ne fait pas le poids devant ces poids lourds qui dictent l’avenir.
Nvidia, un cas frappant
Nvidia, l’un des Sept Fantastiques, investira jusqu’à 100 milliards $ US dans OpenAI et lui fournira des puces pour centres de données. Pour mettre en perspective : c’est l’équivalent du budget annuel complet du gouvernement du Québec, santé, routes et éducation incluses.
Cet accord souligne la concentration du secteur et le pouvoir colossal de ces entreprises. OpenAI déploiera au moins 10 gigawatts de systèmes Nvidia, soit l’équivalent énergétique de plus de huit millions de foyers américains.
Pendant ce temps, Hydro-Québec — notre fierté nationale — ne pourra jamais soutenir de telles demandes énergétiques. Pas étonnant que les géants de la technologie investissent dans de petits réacteurs nucléaires privés, hors de portée des sociétés publiques comme Hydro-Québec. D’une manière ou d’une autre, les nouveaux maitres du monde n’ont pas besoin de notre électricité, même si elle est plus verte et plus abordable.
Et la Chine dans tout ça?
La Chine n’est pas en reste. Elle injecte des dizaines de milliards dans l’IA, de l’infrastructure de calcul aux subventions, en passant par la production de puces domestiques. Son modèle d’IA DeepSeek a déjà attiré l’attention mondiale. Même si ses exportations se heurtent au protectionnisme occidental, son avance technologique est indéniable.
Décider maintenant
Si on essaie de démêler tout ça, l’investissement total du Québec dans l’IA en 2024-2025 est à peu près de 120 à 180 millions de dollars. C’est 2000 fois moins que les 7 magnifiques. Le Québec vole comme un Cessna agile dans un ciel où les F-35 des Big Tech dictent la vitesse et la trajectoire. Pour rester pertinent, il doit miser sur la précision, l’innovation et la coopération plutôt que sur la puissance brute.
L’histoire de Mila et de ces brevets qui partent à l’étranger est un signal d’alarme. Nous avons le talent et la recherche. Mais voulons-nous aussi posséder la valeur et l’infrastructure qui en découlent — ou allons-nous continuer à payer deux fois pour utiliser ce que nous avons déjà financé?
Si nous voulons que le Québec et le Canada récoltent les fruits de leur avance, il faut :
- protéger et ancrer nos brevets (en finançant beaucoup plus largement les programmes de PI comme ElevateIP) ;
- faciliter l’accès au calcul et au capital pour que nos startups puissent croître sans céder leur propriété intellectuelle ;
- adopter des politiques d’achats publics “IA canadienne” afin d’offrir un premier marché aux solutions locales.
Le Québec reste un acteur de niche, capable d’excellence scientifique et de créativité, mais limité pour rivaliser à grande échelle dans la course mondiale. Si il veut rester dans la course, cela nécessitera des moyens et un courage politique sans précédent, dans une course qui semble déjà perdue d’avance.
