Par Jean Lepage
Un rôle historique en quête de sens
Depuis plus d’un demi-siècle, les développeurs économiques jouent un rôle central dans la vitalité des territoires : ils accompagnent les entrepreneurs, soutiennent les projets industriels et favorisent la diversification des économies locales.
En tant que développeur économique depuis 40 ans, j’ai pu observer la lente mais profonde transformation de ce métier — à la fois métier de tête, vocation de cœur et rôle de lien.
Quand j’ai débuté, le plan d’affaires commençait tout juste à s’imposer comme clé de la réussite entrepreneuriale.
Aujourd’hui, tout change. Les entreprises disposent d’outils d’intelligence artificielle capables d’analyser des marchés, de générer des plans d’affaires et de simuler des stratégies de croissance. Les entrepreneurs se forment en ligne, accèdent directement aux investisseurs et testent leurs idées à grande vitesse.
Face à cette révolution, la question n’est plus : faut-il encore des développeurs économiques ? Mais plutôt : quelle doit être leur nouvelle raison d’être ?
Quand les entreprises n’attendent plus de permission
Autrefois, les développeurs économiques guidaient, orientaient et connectaient. Aujourd’hui, de nombreux entrepreneurs avancent sans attendre : ils ne cherchent plus qu’on leur dise quoi faire, mais comment apprendre et entreprendre avec eux.
« Aidez-moi à apprendre plus vite, à m’adapter mieux que mes concurrents, à trouver mes partenaires. »
Des études récentes montrent que si l’IA peut rédiger ou évaluer des plans d’affaires aussi bien que les humains, elle ne remplace pas le jugement stratégique ni l’apprentissage qui découle de l’action.
Le développement économique ne réside plus dans la gestion de programmes ou aider à structurer les idées, mais dans la capacité à stimuler des apprentissages collectifs entre entreprises, institutions et territoires.
En plus de développer une connaissance fine de leur milieu et de leur métier, les développeurs économiques devraient miser sur leurs compétences comportementales : leadership, écoute, empathie, capacité à rassembler — tout ce que l’IA n’est pas capable de bien faire.
Une performance difficile à mesurer
Comment évaluer la pertinence d’un développeur économique aujourd’hui ?
Les indicateurs classiques — emplois créés, investissements attirés, subventions distribuées — ne suffisent plus.
Ils mesurent des effets visibles, mais pas les dynamiques profondes : création de compétences, résilience des entreprises, qualité des liens entre acteurs, innovation.
Or, ce sont précisément ces facteurs invisibles qui déterminent la prospérité à long terme:
- Une économie qui apprend vite devient compétitive.
- Une économie qui cesse d’apprendre s’appauvrit, même au milieu des technologies.
Quand la technologie interrompt la transmission du savoir
Selon Matt Beane, auteur de The Skill Code, le problème n’est pas que les technologies intelligentes rendent le travail plus productif — c’est plutôt qu’elles modifient la manière dont les novices apprennent.
Dans plusieurs professions, les robots, l’IA et l’automatisation réduisent les occasions d’observer, d’essayer et de se tromper aux côtés d’un expert.
Cette rupture dans la chaîne d’apprentissage menace la transmission des compétences humaines : la capacité à agir fiablement sous pression, à improviser, à innover, à s’adapter.
Il en va de même pour le métier de développeur économique.
L’expertise ne s’acquiert pas par la théorie, mais par la pratique guidée et l’apprentissage en contexte réel.
« L’expert n’est pas celui qui en sait le plus, mais celui qui a appris à apprendre, même quand les outils changent. »
Un jeune professionnel qui s’appuie trop vite sur les outils d’IA pour analyser un marché ou bâtir un plan d’affaires risque d’apprendre moins du processus humain — les doutes, les arbitrages, les erreurs qui forgent le jugement.
L’intelligence artificielle peut fournir des réponses, mais pas de discernement. Elle peut traiter des données, mais pas créer de lien social.
C’est pourquoi le rôle des mentors, des pairs et des écosystèmes d’apprentissage devient encore plus crucial : ils redonnent à la pratique sa dimension vivante, réflexive et humaine.
La pyramide de valeur et l’effet d’entraînement
La théorie de Peter Howitt, prix Nobel d’économie, illustre parfaitement cette dynamique vers l’expertise. Chaque innovation ouvre de nouvelles perspectives, mais rend certaines pratiques obsolètes — y compris au sein des professions.
- Au bas de la pyramide : tâches répétitives (collecte d’information, rapports, suivi de projets).
- Au centre : fonctions d’analyse et d’intermédiation, où l’IA devient un partenaire cognitif.
- Au sommet : le stratège de l’intelligence collective, capable d’orchestrer des écosystèmes, de détecter les signaux faibles et de relier les savoirs tacites.
C’est au somment que le développeur économique doit devenir un expert.
Celui qui s’adapte, innove et est reconnu par ses pairs crée un effet d’entraînement sur les autres, notamment les plus jeunes.
À l’inverse, ceux qui restent attachés aux anciennes méthodes risquent de se marginaliser.
C’est ça la destruction créatrice que décrit Howitt.
Le développement économique devient un processus collectif où la capacité à apprendre et à innover rapidement définit qui influence, qui se positionne et qui reste sur le côté.
Du guichet au catalyseur
À l’ère de l’IA, le rôle du développeur économique doit se transformer profondément :
Du guichet vers l’intelligence collective : Accompagner moins d’entreprises, mais mieux. Créer des synergies et des communautés d’apprentissage. Le Center for Collective Intelligence du MIT et les UNDP Accelerator Labs montrent comment structurer des plateformes participatives et faire circuler les savoirs tacites dans des groupes élargis.
À retenir : Miser sur les communautés d’apprentissage. Privilégier le co-apprentissage entre entrepreneurs, chercheurs et institutions plutôt que multiplier les interventions individuelles.
De la donnée vers le discernement : L’IA peut analyser d’immenses volumes d’informations, repérer des tendances et soutenir la réflexion stratégique.
Mais elle ne saisit pas les signaux faibles — ces indices humains, sociaux et relationnels qui révèlent souvent les véritables changements à venir.
Comme l’a démontré Mark Granovetter dans sa théorie des liens faibles, les informations et les idées nouvelles circulent surtout à la périphérie des réseaux, là où des personnes issues de milieux différents se rencontrent et échangent.
C’est précisément dans ces espaces d’interconnexion que les signaux faibles émergent — et c’est là que le développeur économique, par sa présence et son écoute, peut détecter les transformations avant qu’elles ne deviennent visibles.
À retenir : utiliser l’IA pour traiter et structurer l’information, tout en conservant au développeur économique le rôle humain du discernement, de la contextualisation et de la détection des signaux faibles.
Du programme vers le partenariat : Co-développer des projets ancrés dans les forces réelles du territoire.
Le rapport Collective Intelligence for Sustainable Development (UNDP / Nesta) met en lumière des projets multiacteurs générant des innovations territoriales durables.
À retenir : bâtir des écosystèmes locaux puissants avec entreprises, chercheurs et citoyens, plutôt que multiplier des programmes isolés.
Redéfinir la pertinence
La pertinence du développement économique ne se mesure plus au nombre d’entreprises aidées, mais à la qualité de la transformation qu’il rend possible.
Le défi n’est pas de faire plus, mais d’apprendre mieux.
L’intelligence artificielle ne remplace pas les développeurs économiques : elle met à l’épreuve leur intelligence humaine.
C’est dans leur capacité à orchestrer le savoir collectif, à cultiver la confiance et à accélérer l’apprentissage d’un territoire que réside leur véritable valeur.
Les développeurs économiques demeurent donc essentiels — non plus comme détenteurs de savoir, mais comme architectes d’écosystèmes d’innovation.
Ils relient les expériences, transforment les erreurs en apprentissages et font du territoire un laboratoire vivant d’innovation.
Dans ces écosystèmes, la connaissance devient un capital partagé — et l’intelligence collective, le véritable moteur du développement.
Vosus désirez de l’inspiration? Jetez un coup d’œil au MIT REAP, qui accompagne des régions du monde dans la construction de leur propre écosystème d’innovation.
En passant, si vous trouvez cette première vague d’intelligence artificielle difficile à avaler, ce n’est qu’un début. Les grandes compagnies comme Anthropic et OpenAI investissent des centaines de milliards de dollars dans l’intelligence artificielle générale (AGI), celle qui sera capable d’effectuer ou d’apprendre pratiquement n’importe quelle tâche cognitive, aussi bien qu’un humain.
Pour aller plus loin
• Matt Beane — The Skill Code: How to Save Human Work in an Age of Smart Machines, MIT Press, 2024
• Saras Sarasvathy — Effectuation: Elements of Entrepreneurial Expertise, 3e édition, Routledge, 2025
• Ricardo Hausmann & César Hidalgo — The Atlas of Economic Complexity, Harvard & MIT, 2011
• Jean Lepage — Le Grand Déclic : le pouvoir de la créativité entrepreneuriale, Amazon
