Centres de données au Québec : enjeux et réflexions

Par Jean Lepage

Introduction

Le débat sur les centres de données prend une ampleur nouvelle au Québec. Le gouvernement Legault présente ces infrastructures comme une avenue stratégique pour stimuler l’économie et soutenir l’écosystème de l’intelligence artificielle. Pourtant, derrière cette vision ambitieuse, plusieurs questions demeurent : ces centres créent peu d’emplois, consomment énormément d’électricité et occupent des terrains stratégiques. Avant de consacrer une ressource aussi rare que notre électricité à ce secteur, il faut examiner les faits et comprendre les conséquences d’un tel virage.

Centres de données : une vision à clarifier pour le Québec

En 2019, la Ville de Gatineau était devenue un lieu prisé pour l’implantation de centres de données. Sa proximité avec Ottawa, la disponibilité des terrains et surtout le coût de l’électricité — nettement inférieur à celui de l’Ontario — lui donnaient un avantage stratégique.

Rapidement, toutefois, il est apparu que les centres de données n’étaient pas l’Eldorado économique promis. Ils exigent de vastes terrains déjà desservis (eau, égouts, gaz naturel), souvent situés à proximité des zones urbaines. Or, ces terrains sont rares et coûteux à aménager. Une fois construits, les centres de données génèrent très peu d’emplois permanents et utilisent relativement peu les infrastructures payées par les contribuables. Implanter une installation de ce type sur un terrain entièrement desservi peut alors sembler un mauvais usage de ressources collectives.

À cela s’ajoute un facteur déterminant : la disponibilité de l’électricité. Quelle que soit la qualité d’un projet, c’est Hydro-Québec qui détient le pouvoir de décision final. Même si attirer un centre de données peut servir d’argument dans une stratégie d’attraction des investissements, il ne peut devenir une priorité économique si l’électricité demeure limitée.

La réalité des hyperscalers : le cas Switch à Las Vegas

Lors d’une visite à Las Vegas, alors que ma fille y travaillait comme artiste du Cirque du Soleil, j’ai découvert l’ampleur du campus de centres de données de Switch. Le bruit, la taille et l’énergie consommée étaient saisissants.

Ce campus hyperscale de niveau Tier 3 — le même type d’infrastructure que souhaite attirer François Legault — couvre près de deux millions de pieds carrés, l’équivalent de la Place Ville Marie à Montréal. Il consomme environ 315 MW, soit l’équivalent de 300 000 foyers québécois. Même si l’électricité y coûte deux à trois fois plus cher qu’au Québec, ces centres continuent de se multiplier aux États-Unis, preuve que le coût électrique n’est qu’un facteur parmi d’autres.

Le Nevada offre une combinaison de climat, de fiscalité, de rapidité d’exécution et de disponibilité de terrains qui attire les géants du numérique. À l’inverse, au Québec, l’électricité est certes moins chère, mais la capacité additionnelle devient limitée et les décisions sont plus longues.

Ces infrastructures massives — de véritables « entrepôts numériques » — posent une question cruciale : est-ce que le Québec peut, mais surtout doit, accueillir de tels projets dans un contexte de rareté énergétique ?

L’exemple scandinave : une stratégie active mais des résultats nuancés

Norvège, Finlande, Suède et Islande ont déployé depuis dix ans des stratégies explicites pour attirer les centres de données : électricité renouvelable, climat froid, incitatifs fiscaux, infrastructures robustes. Ces mesures ont attiré de grands joueurs comme Meta, Google et Amazon.

Les retombées positives observées :

  • investissements importants lors de la construction,
  • création d’emplois temporaires et d’emplois spécialisés en exploitation,
  • revenus fiscaux locaux modestes mais réels,
  • projets innovants de récupération de chaleur.

Toutefois, lorsque l’on analyse la création de valeur durable, le tableau est beaucoup moins clair. Les études disponibles proviennent souvent de cabinets de conseil ou d’associations sectorielles, et peu de données publiques permettent d’évaluer les effets à long terme sur l’économie réelle. La majorité des retombées se concentrent dans la période de construction. Les emplois permanents demeurent limités, et l’impact sur la productivité nationale ou sur l’innovation est difficile à démontrer.

En bref : les pays scandinaves ont réussi à attirer des centres de données, mais il n’existe pas de preuve solide que cette stratégie soit un moteur durable de croissance économique.

Et le Québec dans tout cela ?

Le Québec possède des atouts similaires : énergie propre, climat froid, stabilité politique. Mais il fait face à un enjeu que les pays nordiques connaissent moins : la rareté croissante de l’électricité disponible.

Les centres de données à grande échelle pourraient entrer en compétition avec :

  • l’hydrogène vert,
  • l’électrification des transports,
  • la décarbonation des industries,
  • les nouveaux besoins de logement et de services publics.

Contrairement à la Scandinavie, le Québec ne dispose pas encore d’une base industrielle numérique suffisamment développée pour bénéficier pleinement de l’arrivée d’hyperscalers étrangers. Les retombées locales risquent d’être limitées, surtout en termes d’emplois qualifiés et de valeur ajoutée locale.

Le gouvernement Legault affirme que ces centres sont essentiels au développement de l’IA québécoise. Mais cet argument repose sur une confusion : l’écosystème québécois de l’IA — largement universitaire et axé sur la recherche — n’utilise pas massivement les centres de données hyperscale. Il dépend davantage de calcul haute performance (HPC), beaucoup moins énergivore et souvent déjà mutualisé.

Des bénéfices exagérés, des coûts sous-estimés

Les études qui vantent les retombées économiques des centres de données montrent généralement :

  • des investissements majeurs à la construction (effet ponctuel),
  • un nombre limité d’emplois permanents,
  • des retombées fiscales réelles mais modestes,
  • de fortes externalités (consommation énergétique, besoins en terrain, pression sur les réseaux),
  • des bénéfices dépendant fortement des conditions locales.

Ce que ces études ne montrent pas :

  • les retours nets pour la société une fois les coûts énergétiques inclus,
  • les impacts sur les autres secteurs prioritaires,
  • la dépendance à des géants étrangers qui rapatrient leurs profits.

Pour le Québec, la vraie question est donc : est-ce qu’un MW consacré à un hyperscaler rapporte plus à la société qu’un MW consacré à l’industrie, à la transition énergétique ou au transport ? Rien n’indique aujourd’hui que ce soit le cas.

ABC des centres de données : comprendre le débat

Principes généraux des Tiers

• Tier 1 : centre simple, une seule alimentation électrique et un seul système de refroidissement. Arrêts planifiés ou imprévus fréquents.
• Tier 2 : redondance partielle. Certains équipements critiques ont un backup, mais pas tout.
• Tier 3 : redondance complète, fonctionnement 24/7 même en cas de panne d’un composant.
• Tier 4 : redondance maximale, tolérance aux pannes multiples, quasiment aucune interruption possible.

Il existe trois grands types de centres de données :

TypeFonctionExemplesPertinence au Québec
HyperscaleHéberger les services mondiaux des géants du numériqueAWS, Azure, MetaForte consommation électrique, peu de retombées locales
HPC / RechercheCalcul scientifique et IACalcul Québec, MILA, QScaleTrès pertinent ; forte valeur locale, faible consommation
Edge / Local CloudServices régionaux (5G, jeux, fintech)OVHcloud, QScale régionalCréation de valeur locale, infrastructures flexibles

Les centres hyperscale sont ceux visés par la stratégie Legault — ce sont aussi ceux qui consomment le plus d’électricité, avec le moins d’impact local.

Conclusion : un choix énergétique, économique et politique

Le Québec se trouve aujourd’hui devant un choix déterminant. Les centres de données peuvent contribuer à l’activité économique, mais ils ne constituent pas un moteur de prospérité durable. Dans un contexte de rareté énergétique, chaque mégawatt compte, et les décisions doivent être prises en fonction des retombées réelles pour la société.

L’expérience des pays scandinaves montre que même lorsque les conditions sont idéales — électricité propre, climat froid, incitatifs fiscaux — les bénéfices des centres de données demeurent modestes à long terme. Les retombées se concentrent dans la construction, tandis que l’impact sur l’innovation et l’emploi local reste limité.

La question n’est plus de savoir si le Québec peut attirer de tels projets : il le peut. La vraie question est : le doit-il ?Devons-nous consacrer notre électricité pour héberger les serveurs des géants numériques mondiaux, ou pour développer les secteurs qui feront croître notre économie, renforcer notre autonomie énergétique et créer des emplois qualifiés ?

Rien ne démontre actuellement que les centres de données hyperscale représentent la meilleure utilisation de notre ressource électrique. Le Québec doit choisir une voie technologique qui mise sur ses forces : l’intelligence humaine, l’innovation industrielle et les technologies bas carbone — plutôt que l’hébergement d’infrastructures numériques étrangères.

Les centres de données peuvent être un outil de développement, mais pas un moteur de prospérité. Ils créent de l’activité, oui, mais rarement une transformation économique profonde.

Dans un contexte où l’électricité devient une ressource stratégique, le Québec ne peut se permettre d’allouer des centaines de mégawatts sans garanties solides : retombées locales, emplois, valorisation de la chaleur, engagements contractuels, transparence fiscale.

L’expérience nordique nous montre que l’attraction des hyperscalers doit être abordée avec prudence. Elle suggère que l’absence de conditions strictes risque de transformer un atout énergétique en cadeau offert à des multinationales.

Le Québec doit donc se poser la question sans détour :

Voulons‑nous utiliser notre électricité pour héberger l’infrastructure numérique mondiale, ou pour bâtir notre propre économie du futur ?

La Colom­bie-Bri­tan­nique, quant à elle, a annoncé le mois der­nier que la prio­rité pour l’élec­tri­cité irait aux pro­jets de res­sources natu­relles et de fabri­ca­tion. Les centres de don­nées, l’IA et d’autres uti­li­sa­teurs seraient plus bas dans la liste lors de la demande d’appro­vi­sion­ne­ment en élec­tri­cité.

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