La complexité économique : reconstruire le savoir collectif à l’ère de l’IA

Par Jean Lepage

Si Matt Beane, dans The Skill Code, observe comment nos savoirs pratiques s’érodent à l’échelle individuelle, l’indice de complexité économique de Ricardo Hausmann (Harvard) et César Hidalgo (MIT) en révèle la conséquence pour les nations : la perte du savoir collectif.

Selon Hausmann et Hidalgo, la vraie richesse des nations repose sur leur capacité à mobiliser un vaste savoir-faire collectif pour produire une grande diversité de biens complexes — et non sur leurs seules ressources naturelles.
Un pays ne devient pas riche grâce à ce qu’il extrait du sol, mais grâce à ce qu’il sait faire : métiers, méthodes, collaborations et capacité à apprendre ensemble.

Quand la production s’arrête, le savoir disparaît

Lorsqu’un pays cesse de produire — ou d’apprendre en produisant — il perd plus que ses usines : il perd la mémoire de ses savoirs. Cette perte de complexité rend l’innovation plus lente, plus dépendante et plus fragile.

Le prix Nobel d’économie Peter Howitt, coauteur avec Philippe Aghion de la théorie de la croissance endogène, l’explique simplement : la prospérité dépend des systèmes qui permettent d’expérimenter, d’apprendre et de partager le savoir. Les institutions qui facilitent ce cercle d’apprentissage déterminent la trajectoire d’un pays. En clair : une économie qui n’apprend plus stagne, même en plein cœur des technologies.

La complexité : moteur de souveraineté économique

Des pays comme Singapour, la Corée du Sud ou la Finlande l’ont compris. La richesse ne se décrète pas : elle se construit par l’accumulation de compétences rares et connectées.

Ces nations investissent massivement dans des programmes qui relient apprentissage, industrie et intelligence artificielle. Leur pari : la complexité — la capacité de produire ce que peu d’autres peuvent faire — devient la véritable frontière de la souveraineté économique.

À l’inverse, les sociétés qui négligent cette orchestration entre humain et machine deviennent dépendantes de l’innovation importée. Elles consomment le progrès, mais ne le produisent plus.

Le paradoxe québécois

La filière batterie illustre bien ce défi. Le Québec possède trois avantages compétitifs :
• une électricité propre et bon marché ;
• une proximité stratégique avec le marché nord-américain ;
• un soutien financier important de l’État.

Mais ces leviers isolés ne suffisent pas à bâtir une grappe d’excellence. Les projets miniers prennent du temps, plusieurs chaînes de valeur sont en pause, et trop d’entreprises entretiennent des liens faibles avec notre tissu industriel existant.

Aucun pays n’a jamais construit une grappe de haute complexité « à partir de rien ». La Silicon Valley s’est appuyée sur des décennies d’expertise en électronique, la Corée sur son savoir manufacturier des années 1970, et la Finlande sur les télécommunications. Les grappes durables amplifient un savoir-faire déjà existant — elles ne l’importent pas artificiellement.

Reconstruire sur nos forces réelles

Pour recréer une dynamique d’apprentissage collectif, il faut partir de nos savoirs existants. Le Québec possède plusieurs atouts :
• une expertise mondiale en procédés automatisés — robotisation, contrôle intelligent, instrumentation industrielle — issue de décennies d’innovation manufacturière ;
• un savoir-faire reconnu dans le bois, l’acier, l’aluminium, la gestion de l’eau et l’environnement, porté par des entreprises comme Premier Tech, qui incarnent une approche intégrée et durable ;
• plusieurs entreprises de classe mondiale dont le siège social est au Québec ;
• une culture d’ingénierie appliquée née du secteur hydroélectrique, qui relie terrain, technologie et apprentissage collectif.

C’est à partir de ces noyaux cohérents que le Québec peut reconstruire une complexité productive propre, capable d’intégrer l’énergie propre et l’IA dans une logique d’écosystème — et non en offrant des subventions dispersées.

Ce que le Québec peut faire pour reconstruire sa complexité productive

Pour transformer un avantage compétitif en grappe durable, il ne suffit pas de lancer des projets isolés ou d’importer des technologies. Il faut créer des boucles d’apprentissage collectif.

1. Reconnecter éducation et production
L’apprentissage doit être intégré à la pratique : stages, projets coopératifs, formations appliquées en entreprise. Le savoir-faire devient un bien collectif, transmis et enrichi par l’expérience.

2. Encourager la diffusion du savoir
Communautés de pratique, mentorat intergénérationnel et fablabs publics permettent de partager le savoir tacite. Il faut aussi soutenir les entreprises capables de devenir des leaders mondiaux, comme Premier Tech. Les start-ups à fort potentiel doivent être connectées à ces acteurs établis pour que l’apprentissage collectif circule dans tout l’écosystème.

3. Développer une IA civique au service du savoir collectif
L’IA ne remplace pas le jugement humain. Elle amplifie notre capacité à apprendre.

4. Focaliser sur la croissance structurée des grappes
Pour devenir leader dans une filière — comme celle de la batterie — il faut construire sur nos forces réelles, renforcer les entreprises et start-ups ancrées dans le tissu industriel, soutenir la diffusion de leurs savoirs et créer des liens cohérents pour que chaque acteur devienne un multiplicateur de compétences.

5. Investir dans l’innovation des entreprises
Aucun ministère ni organisme n’a, seul, l’expertise et le mandat pour tout orchestrer. La diversification économique réussie repose sur plusieurs ingrédients : une main-d’œuvre talentueuse, des infrastructures robustes, une synergie entre acteurs locaux et nationaux, et des entreprises capables de rivaliser mondialement. Il faut réapprendre à co-développer — et surtout comprendre que l’enjeu est national, pas sectoriel.

Le savoir-faire comme frontière économique

Selon Aghion et Howitt, la croissance découle d’un processus de renouvellement constant dans lequel les nouvelles innovations remplacent les anciennes. Sans apprentissage pratique, cette boucle se brise.

Le véritable capital d’une nation, ce n’est ni son PIB ni ses brevets, mais sa capacité à apprendre ce que le reste du monde ignore encore.
C’est cela, le nouveau code du savoir — et la condition de la complexité économique du XXIᵉ siècle.

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