Après l’IA, comment apprend encore un développeur économique ?

La leçon de Karaté Kid appliquée au développement économique

Par Jean Lepage

Dans un article précédent, je posais une question volontairement provocatrice : les développeurs économiques sont-ils toujours pertinents à l’ère de l’IA ?
La réponse, implicitement, était oui — mais à une condition : que leur valeur ne repose plus sur ce que l’IA fait déjà mieux qu’eux.

  • Le vrai risque de l’IA n’est pas qu’elle remplace des tâches.
    C’est qu’elle fasse disparaître les situations qui forment les humains.

À l’ère de l’intelligence artificielle, la question n’est plus de savoir quelles tâches les machines peuvent accomplir mieux que nous. Elles le font déjà. La vraie question est ailleurs : quelles expériences humaines devons-nous absolument préserver pour continuer à former du jugement, de l’imagination et de la connexion émotionnelle ?

Ce ne sont pas des années de décisions prestigieuses qui m’ont formé comme développeur économique, mais bien mes premières années de tâches subalternes, c’est-à-dire des tâches répétitives, peu valorisées, parfois ingrates — écouter des projets imparfaits, analyser des intentions floues, reformuler, recommencer. Une écoute répétée, non pas des mots, mais de situations d’incertitude. Des tâches que l’on juge aujourd’hui facilement remplaçables par l’IA. Or, c’est précisément dans ce creuset que s’est forgée ma capacité à juger quand l’information est incomplète et l’enjeu profondément humain.

Matt Beane, dans The Skill Code, arrive à la même conclusion par un autre chemin : lorsque la technologie élimine trop vite les tâches subalternes, elle coupe l’accès à l’apprentissage profond. Le savoir-faire ne disparaît pas d’un coup; il cesse simplement de se transmettre.

Le métier de développeur économique est particulièrement exposé à ce risque. Une grande partie de sa valeur ne réside pas dans les décisions finales ni dans les annonces de financement, mais dans un travail discret et répétitif : écouter des projets imparfaits, qualifier des intentions floues, détecter des signaux faibles, accompagner sans décider. Ce travail, souvent invisible, est pourtant l’école du jugement.

À force de vouloir optimiser, automatiser et accélérer, nous risquons de faire disparaître non pas des tâches, mais les situations d’apprentissage qui transforment l’expérience en expertise humaine. À l’ère de l’IA, la question centrale pour le développement économique devient alors : comment continuer à apprendre le métier, quand les tâches qui forment sont précisément celles que la technologie cherche à éliminer ?

Pour y répondre, un détour inattendu par Karaté Kid — et par les sciences de l’apprentissage — s’impose.

Le point aveugle de l’IA : comment se forgent les compétences humaines clés

Dans un monde de technologie et d’IA, quelles sont les compétences dont les développeurs économiques auront besoin pour réussir ?

Ma réponse est limpide :

  • du jugement
  • de l’imagination
  • et de la connexion émotionnelle

Ces compétences ne sont pas innées. Elles sont forgées dans le creuset de l’expérience. Expérience durement gagnée.

Autrement dit : ce ne sont pas des compétences que l’on télécharge, ni que l’on optimise par algorithme.

La leçon de Karaté Kid : on n’apprend pas ce qui compte en faisant ce qui brille

Lustrer, frotter (Wax in, Wax out) ça vous dit quelque chose ? Dans le film Karaté Kid, Daniel ne comprend pas pourquoi son mentor Kesuke lui fait cirer des voitures et peindre des clôtures. Il croit perdre son temps. Jusqu’au moment où il réalise que ces gestes répétitifs ont construit, sans qu’il s’en rende compte, les fondations de son habileté.

C’est exactement ce que je décris lorsque j’évoque mes années de développeur économique. J’ai dû faire une foule de tâches subalternes (répétitives, et peu valorisées symboliquement parce qu’elles sont associées à des rôles de juniors).   

Pour le développeur économique qui débute dans sa carrière, souvent impatient de sauter dans l’action de gros projets, ces tâches subalternes prennent la forme de dizaines de rencontres avec des entrepreneurs imparfaits, de l’analyse répétée de projets fragiles, de suivis longs et peu spectaculaires, de mises en relation infructueuses et de décisions difficiles à expliquer. Autant d’activités peu valorisées, souvent perçues comme automatisables, mais qui constituent pourtant le creuset dans lequel se forgent le jugement, l’imagination et la capacité à établir une véritable connexion humaine.

L’IA supprime aujourd’hui ces “tâches subalternes”, mais avec elles, elle risque de supprimer le terrain d’entraînement invisible où se forment les compétences humaines clés.

Ce que la science confirme : on ne développe pas l’expertise sans friction

Les travaux de Matt Beane (The Skill Code), mais aussi ceux de Hubert et Stuart Dreyfus, Gary Klein et de la recherche en cognition experte, convergent sur un point :

L’expertise ne se développe pas par l’optimisation, mais par l’exposition répétée à des situations imparfaites, ambiguës et risquées.

L’expertise se forge quand :

  • les données sont incomplètes
  • les règles ne suffisent plus
  • les conséquences sont réelles
  • le feedback est humain

Or, l’IA excelle précisément à :

  • lisser l’incertitude
  • automatiser les comparaisons,
  • proposer des solutions “optimales”

Elle améliore la performance immédiate, mais affaiblit les trajectoires d’apprentissage profond.

Ce que cela change concrètement pour le métier de développeur économique

À l’ère de l’IA, le développeur économique n’apprend plus principalement en accumulant de l’information. Il apprend en s’exposant à des situations où l’IA ne peut pas décider à sa place.

Apprendre le jugement

    L’esprit critique cherche la bonne réponse. Le jugement, lui, cherche la bonne décision. Le jugement ne s’enseigne pas, il se forge dans l’action, dans l’incertitude, dans des situations réelles, avec des conséquences humaines limitées, mais réelles. Exactement l’équivalent du “cire lustrée, cire frottée” dans Karaté Kid.

    Les 5 conditions pour apprendre le jugement (inspirées de Matt Beane); l’exposition répétée à des situations imparfaites, des tâches à faible prestige, mais à forte valeur formatrice, le droit à l’erreur sous supervision, le contact direct avec les conséquences humaines, et enfin le temps long. On peut accélérer l’analyse. On ne peut pas accélérer la maturation du jugement.

    Apprendre l’imagination (au sens fort)

    L’imagination n’est pas la génération d’idées. C’est la capacité de voir des possibles crédibles dans un contexte incertain.

    L’imagination n’est pas une compétence que l’on transmet par un cours ou un outil. Elle se construit lentement, par exposition répétée à des situations ambiguës, imparfaites, parfois décevantes. Elle naît lorsque l’on accompagne sans solution immédiate, lorsque l’on observe sans intervenir, lorsque l’on accepte de ne pas savoir. 

    À l’ère de l’IA, le risque n’est pas tant de manquer d’idées que de perdre cette capacité à imaginer autrement à partir du réel.

    Apprendre la connexion émotionnelle

    C’est la compétence la plus négligée — et la plus critique. Pour le développeur économique, l’expérience client est au cœur de cette connexion émotionnelle. 

    La connexion émotionnelle ne s’enseigne pas par des formations ou des indicateurs de satisfaction. Elle s’apprend dans l’expérience client réelle, répétée, imparfaite. Simplement résumée, l’expérience client est l’ensemble des émotions et sentiments que retient un client lors de chaque point de contact avec votre organisation. 

    Et pour y parvenir, tout est une question de connaissances, de savoir s’organiser, de développer les bonnes techniques et surtout d’attitudes. La capacité de livrer une excellente expérience client n’est pas la responsabilité de votre organisation, mais de votre propre responsabilité.

    Chaque interaction devient un terrain d’apprentissage où le développeur économique ajuste son écoute, son rythme et ses mots. À l’ère de l’IA, ce n’est pas l’expérience client qui disparaît, mais la tentation de la réduire à un processus. Or, c’est précisément dans cette expérience humaine que se forge une compétence que la technologie ne peut remplacer.

    L’IA apprend par données. Le développeur économique apprend par exposition.

    L’erreur stratégique à éviter

    Le danger n’est pas que les développeurs économiques utilisent l’IA. Le danger est qu’ils apprennent leur métier uniquement à travers elle. Alors, le jugement s’atrophie, l’imagination se standardise et la responsabilité se dilue.

    On crée des professionnels très efficaces… mais incapables d’agir lorsque les modèles cessent de fonctionner.

    Conclusion

    À l’ère de l’IA, apprendre le développement économique exige :

    • plus de compagnonnage
    • plus de situations réelles
    • plus de récits d’échecs
    • plus de lenteur assumée

    Comme dans Karaté Kid, l’apprentissage n’est pas toujours spectaculaire.
    Mais c’est précisément ce qui le rend formateur.

    L’IA peut aider les développeurs économiques à aller plus vite.
    Mais elle ne peut pas leur apprendre ce qui compte vraiment.

    Le jugement, l’imagination et la connexion émotionnelle ne se programment pas.
    Ils se forgent. Lentement. Dans l’expérience.

    À l’ère de l’IA, le métier de développeur économique ne disparaît pas.
    Il cesse simplement de s’apprendre par raccourci.

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